COLLOQUE À SANTIAGO

Publié le par Gérard Monnier

Colloque Ecole d’architecture Santiago du Chili 7-9 juin 2005



Gérard Monnier. La réception de l'architectureL’intérêt récent pour la réception de l’architecture a deux origines : - le projet théorique de tester l'application des travaux de Hans Robert Jauss (Jauss, 1978) sur la réception de l'œuvre d'art et de l'œuvre littéraire, d'une part.- et d'autre part le souci  de dépasser une histoire de l'architecture souvent fixée, d’ailleurs de façon souvent souvent captivante, dans l'étude de la genèse d'un édifice, de ses formes successives, de la conception initiale à la réalisation ; le travail de l'historien se confondait avec un travail d'enquête sur les sources, ce travail de dévoilement de l'itinéraire qui conduit à l’édifice achevé, à l’œuvre accomplie, un édifice ensuite fixé dans représentations canoniques, immuables, comme par exemple les sublimes images photographiques des édifices des périodes héroïques, Cette limite est maintenant dépassée : 


Elle a été bousculée successivement par :

-le regard iconoclaste posé sur l’édifice tel qu’il avait été transformé (Boudon,1969).

- par les conséquences des approches patrimoniales, qui considère l’édifice tel qu’il nous parvient, avec ses altérations, ses transformations, autant de relectures.

-par l’intérêt porté à la valeur d’usage et aux usagers, donc un intérêt sur l’édifice dans la durée. 

-par les controverses sur la valeur de l’architecture moderne, lorsque celle-ci a été ensensée, puis reniée : on se souvient de la critique post-moderne des années 1970 


Ces points de vue ont en commun  d’ouvrir la voie à une démarche d’étude des édifices dans la durée ; or la composante principale de l’existence des édifices dans la durée est le jugement sur les édifices, qui fonde toutes les décisions, de la maintenance  à la reconnaissance culturelle, de l’importance donnée à la valeur d’usage à la construction de l’édifice en œuvre marquante, etc.  


L’étude de la réception, comme processus méthodique d’analyse et d’évaluation de l’opinion et du jugement, comme saisie des manifestations de ces jugements dans les faits, dans les décisions, dans les conduites des acteurs, d’une part, dans les résultats des actions engagées d’autre part. La reception de l’œuvre d’art, comme objet d’étude, va de la critique de l’œuvre à sa célébration, avec l’entrée en scène des collectionneurs, des acteurs du marché, du public ; pour Dario Gamboni,  elle s’étend à : «l’ensemble des relations et des interactions dont les œuvres ont été partie prenante» ; un projet méthodique dont il découle que  « tout témoignage de réception est lui-même une production  engagée dans un processus dont l’interprète doit tenir compte » (Gamboni, 1996).


A distinguer, pour ne pas y revenir, la réception comme objet d’étude, d’une “esthétique de la réception”. Dans celle-ci la conception de l’œuvre implique le “spectateur  virtuel” comme acteur ; par exemple : la “promenade architecturale” dans la villa Savoye, les sensations dans la visite du musée juif de Lubetkin à Berlin. 

  

L’origine de la démarche ; une source théorique et une source pragmatique.


Le défi de l’application à l’architecture de la démarche théorique de Hans Robert Jauss, formulée dans son ouvragePour une esthétique de la réception, (en français 1978). On sait que Jauss s’oppose à une étude de l’art qui se limite à l’œuvre et à son auteur, qu’il fait entrer le lecteur, l’auditeur et le spectateur dans l’existence de l’œuvre. Cette application à l’architecture, encore inédite en 1999, posait le problème de la différence de statut de l’œuvre architecturale, spécifique par sa matérialité et par sa localisation, Comment une théorie fondée pour des objets mobiles (un tableau, un livre, une pièce de théâtre) ou éventuellement multiple (le texte, le film, la musique).pouvait-elle s’appliquer à des édifices construits quelque part ? A des édifices dont le statut d’art utile est ambigu,  


C’est dans ma rencontre avec l’hôpital-mémorial de Saint-Lô, en 1986, que je situerais ma première expérience concrète de la force des opinions et des croyances qui fondent l’existence culturelle et sociale de l’édifice. Elle s’inscrit dans le cadre de la préparation de l’exposition inaugurale du Musée d’art moderne de Saint-Etienne, pour laquelle je travaillais à une mise au point sur l’architecture des années 1950 ; documenté par Maurice Besset en 1967, l’édifice était dans un isolement géographique tel qu’il le mettait à l’écart de tous les réseaux de la connaissance. Il était depuis largement ignoré ; en vingt ans, aucun chroniqueur, aucun photographe ne lui avait fait une place dans l’actualité des attentions et des regards.  Or, sur place, les acteurs de la gestion et de l’entretien du bâtiment avaient eu à prendre parti : des infiltrations dans le parement des façades, après le constat de la désuétude des salles d’opération élaborées par l’architecte, les avaient conduit à prendre des décisions. Et ces décisions avaient toutes un contenu : les choix architecturaux initiaux devaient être respectés. Pour au moins un des responsables de l’hôpital, il s’agissait d’une attitude formée au contact de l’architecte, à la fin du chantier ; pour d’autres, ils étaient convaincus, par l’usage et la pratique, de la valeur bienveillante de la démarche de l’architecte, et ils étaient sensibles aussi aux noms de ceux qui avaient apporté leur collaboration : au nom de Charlotte Perriand, qui était devenue, depuis les années 1950, une praticienne en vue, et au nom de Fernand Léger, qui avait ses entrées au panthéon des artistes modernes. Bref, en dehors de toute reconnaissance savante, en dehors de toute prescription administrative, les acteurs avaient porté, en interne, une reconnaissance forte de l’œuvre et de ses dispositifs. Le choix d’un bardage en acier des parements fut écarté, pour des raisons esthétiques, et une salle d’opération (sur quatre) fut maintenue dans son état d’origine pour attester des choix premiers (et très originaux) de l’architecte. J’ai pris conscience alors de l’existence de la réception interne, et de ses capacités à informer et à orienter l’action. ; mais aussi j’ai compris son isolement, puisqu’aucune de ces décisions n’avait dans la pratique été connue à l’extérieur.A partir de 1999, Richard Klein et moi avons travaillé ensemble, et de façon systématique,  sur la question de la réception de l’architecture.Une étude conduite dans nos seminaires, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et Ecole d’architecture de Lille, Nous avions, dans nos recherches antérieures, l’un et l’autre rencontré les différents aspects de ce processus de formation des croyances, de leur orientation dans des axes positifs et négatifs, et en particulier de leur poids dans les décisions à prendre dans les opération de protection.  Tout au long de nos expériences d’études historiques, que ce soit à la villa Cavrois, à la villa Noailles, à la villa Poiret, pour ne mentionner que ces trois édifices, dont la protection a ponctué, dans des formes diverses, notre démarche, nous avions bel et bien été confrontés aux différents aspects de la réception. Dans les années suivantes, stimulés par les interventions prononcées dans nos séminaires, nous avons été conduits à formaliser les résultats dans des publications. Nous avons aussi cherché un cadre plus large à l’étude et à la réflexion de la réception de l’architecture ; sur notre proposition, le thème “Image, Usage, Héritage. La réception de l’architecture moderne”, présenté à la  VIº Conférence internationale de Docomomo (Brasilia, septembre 2000) a été retenu par le Conseil scientifique de la VIIº Conférence internationale de Docomomo, réunie à l’UNESCO à Paris en septembre 2002 (Soit, en anglais, “Image, use and heritage. The reception of architecture of the Modern Movement”, le Conseil scientifique de la VIIº Conférence me faisant l’honneur de me confier sa présidence) . 

L’application aux études monographiques conduit à un renouvellement de ce genre canonique ; mentionnons les ouvrages suivants :


Richard Klein, Robert Mallet-Stevens. La villa Cavrois, Editions Picard Paris 2005.

Gérard Monnier, Le Corbusier. Les unités d’habitation, Editions Belin-Herscher, Paris 2002.

On peut ajouter la récente étude de Christian Enjolras, Jean Prouvé. Les maisons de Meudon 1949-1999, Editions de la villette, Paris, 2003


Les resultats méthodiques. Je passe sur les études de cas qui nous ont permis d’étudier la reception de l’architecture. Deux grands axes se sont dégagés. on insistera ici sur deux d’entre eux : la réception d’un édifice est relative à sa localisation dans l’espace, la réception dans la durée implique le sens des opérations dont l’édifice est l’objet. 

La réception dans l’espace. Trois grandes catégories donnent à la réception de l’architecture, composée d’objets localisés, trois identités dans le territoire et dans l’espace :  la réception interne, la réception locale, et la réception à distance, médiatisée et d’une façon ou d’une autre, « savante ».  

Voici des exemples de cette réception dans l’espace : une fois construit, et le plus souvent dès l’étude du projet, l’édifice est localisé. A la différence des livres, des tableaux et des films, et de la plupart des produits culturels, qui sont soumis à une diffusion et à une dispersion, instables d’ailleurs dans la durée, l’édifice est localisé. Il en découle que la réception de tout produit architectural s’inscrit, dans trois catégories d’espace, et donc qu’elle met en action trois catégories de récepteurs potentiels ; distinguons donc l’espace de l’objet lui-même, où l’édifice est d’abord lié à un usage direct (par ses usagers),  l’espace local, le quartier, la ville, le paysage éventuel dont il est une composante apparente et topographique (au su et au vu de la population locale), l’espace médiatique où l’édifice existe à l’état d’information touristique, professionnelle, savante, historique, ou autre (pour des populations plus ou moins spécialisées). A ces différents espaces, correspondent des réceptions distinctes et des effets de sens hétérogènes d’un espace à un autre. A objets comparables, on constate ainsi que la réception de l’Unité d’habitation de Le Corbusier par les usagers et par la population locale s’inscrit dans une gamme très ouverte et différenciée, selon qu’on observe la réception du bâtiment à Marseille, à Rezé et à Firminy ; le contraste entre les attitudes de la municipalité entre Rezé et Fiminy est intéressant : à Rezé la municipalité rejoint depuis 20 ans une opinion favorable, militante, des usagers, alors qu’à Firminy la plus franche animosité a été l’atittude constante de la municipalité, créant un écart dangereux pour l’avenir de l’édifice (mais cela vient de changer). Il est non moins remarquable de constater que l’opinion savante ne connaît que l’Unité de Marseille, et ignore les autres, disqualifiées comme “répliques”, ce qui est inexact, puisque les architectes eux-mêmes, bien conscients des fortes différences entre les projets, avaient avancé explicitement le concept d’analogie (Monnier, 2002). 

Un exemple d’actualité : le regard porté aux Etats-Unis aujourdhui sur le bâtiment de l’UNESCO à Paris, soumis à une campagne de restauration. Il est difficile de rendre compatibles les points de vue : à Paris, les historiens insistent sur l’insertion de ce batiment dans le Paris des années 1950, au temps de la reconstruction, dans une approche culturaliste et contextuelle, tandis que les critiques américains sont incapables de sortir du schéma binaire : est-ce ou non un chef d’œuvre ? 

Dans ces conditions, on peut avancer l’hypothèse du poids déterminant de la localisation d’un édifice sur le passage de la valeur d’usage (pratique et sociale) à l’émergence de la valeur de l’œuvre (culturelle et politique) : je peux ignorer à distance ce qui fait sens pour les usagers ou pour la population locale ; inversement, sur place, les faiblesses de la valeur d’usage, ou une insertion dans le site jugée déplacée peuvent rendre impossible la reconnaissance culturelle de la valeur de l’œuvre. On voit les conséquences de ces remarques sur la capacité à produire localement la reconnaissance d’un patrimoine national. 


Dans la pratique, l’histoire de la réception élargit le champ de l’investigation, fait entrer des données nouvelles, Un exemple parlant : les images photos sont datées, ce qui jalonne la production des représentations dans le temps.


 La réception dans la durée. Elle est nourrie par le sens des opérations. Toutes les formes d’intervention sur un bâtiment, et dans leur étude et dans leur conduite elles-mêmes, peuvent être considérées comme productrices de sens : entretien, réhabilitation, transformation, destruction. On a déjà évoqué la destruction des édifices ; les décisions consécutives prises ne sont pas les révélateurs d’une valeur immanente à l’œuvre, elles sont constitutives, à l’instant où elles sont prises, de la valeur de l’œuvre. Par là, toute opération relative à l’édifice existant, de caractère matériel, mais aussi sous d’autres formes, par exemple documentaire ou institutionnelle, s’inscrit dans le processus de la réception de l’édifice, et dans une gamme qui va de la réparation triviale à la conservation d’un dossier d’archives. Il arrive que la réception prenne une dimension culturelle et politique évidente : ainsi la décision de reconstruire le Parlement de Bretagne après son incendie. Les variations de cette dimension culturelle et politique peuvent être considérables  : la décision de consacrer les vestiges de la cathédrale détruite de Coventry comme un monument à la mémoire est prise dans les semaines qui suivent le bombardement de novembre 1940, et affirmée dans le projet lauréat de construction d’une nouvelle cathédrale, en 1951.  Tout au contraire, sur le site de Nuremberg, se succèdent la consécration d’une monumentalité nazie officielle, puis un processus d’abandon des vestiges, tandis que les images (abondantes) d’une destruction admise et reconnue de la ville médiévale ont leur place aujourd’hui dans la culture visuelle d’une génération qui n’a pas connu la guerre, comme données explicatives d’une reconstruction appréciée pour sa valeur dans la restitution d’un paysage urbain. Là encore, rien de tel que de disposer de données comparables pour saisir le sens des opérations ; à Paris, la réhabilitation du Centre Georges Pompidou est conduite avec le plus grand respect du dispositif initial, à Grenoble, la rénovation de la Maison de la Culture (A. Wogenscky arch.) s’écarte des caractères formels des surfaces et parements de l’œuvre, une décision qui signifie un aveuglement, paradoxal, devant les choix esthétiques initiaux, dans un processus réducteur de l’œuvre à une structure.  

Un cas intéressant : à Rezé, la construction en 1989 d’un nouvel hôtel de ville, à 200 m. de la Maison radieuse de Le Corbusier construite 35 ans auparavant ; les acteurs : le maire Jacques Floch, l’architecte Alessandro Anselmi. Le résultat : la mise en scène de la vision du monument local  ; le pb : l’incapacité des photographes à restituer ce dispositif relatif.

Le phénomène de la réception dans le temps restait à étudier en détail. Voici des exemples, à partir des communications de mon séminaire de l’Ecole doctorale de Paris  L’étude du concours d’architecture est la première forme de la réception dans la durée, celle qui organise les effets d’une présentation de projets sur les idées qui ont cours, sur le statut des professionnels, sur les institutions, sur les réalisations. Etudié par Aymone Nicolas, le concours d’architecture de  Berlin-capitale, en 1958, ne donna pas lieu à réalisation ; mais,  à l’ouest comme à l’est, il eu une influence, indirecte mais réelle ; combiné avec la démonstration du quartier de Hansa Viertel, les solutions architecturales et urbaines avancées par les projets lauréats pesèrent ainsi longtemps, et malgré la construction du mur, sur  l’aménagement de Berlin-Est. Ici la réception, dans l’espace-temps d’un important concours, informe l’avenir (Nicolas, 2006). 


La réception dans la longue durée est illustrée par les travaux de Pierre Frey, qui étudie les concours d’architecture en Suisse romande (la partie de la Suisse de culture française), entre 1870 et 1990 ; il apporte un point de vue sur la longue durée. Le corpus de ces concours, en effet, réunit des informations substantielles non seulement sur les projets et sur leur réception, mais aussi sur la commande, sur l’édilité, sur les professionnels. Les concours d’architecture sont à leur place dans une société intensément avide d’une créativité urbaine, où la demande a les caractères d’une vive émulation dans la prospection des choix possibles. Dans ce contexte, le corpus montre la pénétration en Suisse romande des concepts formulés à l’ENSBA à Paris pour l’architecture publique, et que c’est la réception de ces formules qui est en œuvre. Les autorités adoptent pour leur efficacité, et non sans débat, les productions du rationalisme académique, ce qui permet à l’auteur de qualifier l’architecture française comme “produit d’exportation”. Dans une seconde approche, les données de la réception sont celles du temps court, lorsque les édifices et les dispositifs urbains sont soumis successivement, mais à court terme,  à l’usage et au regard critique. Dans l’Angleterre et dans l’Ecosse du welfare-state, Stefan Muthesius et Miles Glendinning observent les transformations successives de l’opinion, face à l’émergence massive des tours de logements ; au terme d’une enquête approfondie, ces spécialistes de l’histoire de la tower-block  restituent bien des aspects cachés de la réception, sans masquer que “le discours de l’usager” , si souvent mobilisé par les détracteurs de la tower-block, a souvent été fabriqué de toutes pièces par des auteurs professionnels du logement social. Dans une histoire du logement social dominée par des institutions locales, ils montrent comment une philosophie de l’efficacité du pouvoir municipal et une fierté civique ont pu être longtemps les composantes d’une forte réception positive, et comment un accident ponctuel a pu cristalliser les oppositions aux tours de logement.  

Dans une troisième approche, enfin, c’est le regard rétrospectif qui conduit à construire soit la restitution de la réception, soit une nouvelle phase délibérée dans la réception.  Ainsi, pour le Parthénon, Panayotis Tournikiotis montre les péripéties d’une réception, qui passe d’abord par la restitution des couleurs, puis par des “renaissances” multiples, couplées les uns avec l’histoire de l’Allemagne, les autres avec l’histoire des Etats-Unis, lorsque faire de la bonne architecture était synonyme de faire des Parthénons. Puis vint le temps de la “machine à émouvoir”, prélude à la mise à l’écart du Parthénon des réferences à la création architecturale, et à sa consécration comme signe universel, auquel les visiteurs de marque consacrent un hommage idéologique. 


Enfin, dans une approche très attendue, Axel Venacque, un des acteurs principaux du sauvetage du Palais de l’aluminium de Jean Prouvé, trace de façon détaillée les étapes et les manifestations d’une exceptionnelle réception, à la fois locale et nationale, qui conduit à la protection, puis à la reconstruction, d’un édifice longtemps “perdu de vue” ; démonté, surveillé, et enfin remonté en 1999 à Villepinte, malgré les convoitises (300 panneaux de façade ont été volés) et l’accumulation de handicaps, le Palais de l’aluminium survit à l’abandon et au dangereux statut d’édifice démonté, au terme d’une évaluation où la parole des spécialistes a été entendue.  Triomphe à terme (sur près d’un demi siècle) de la reception savante sur la reception locale, des experts sur les praticiens, de la valeur symbolique et historique sur les péripéties de la valeur d’usage (Venacque, 2001). Ces études de cas ont en commun de valoriser une lecture de la réception dans la durée, d’en montrer les variations, et même les revirements ; elles alimentent une problématique dynamique, et enrichissent une ferme historicisation de la formation des opinions et des jugements sur les productions de l’architecture. 


L’horizon d’attente. On ne peut passer sous silence cet apport de Hans Robert Jauss. L’horizon d’attente est l’ensemble des notions, des désirs, des demandes, qui forment l’univers mental du public profane, mais aussi des spécialistes, ou même des acteurs, dans la phase qui précède l’accès à l’œuvre. Donnée fondamentale, puisque la réception jouera par rapport à ces attentes, dans un éventail de postures qui vont de la déception (ou même du refus) à la satisfaction (avec ses degrés ) et à l’enthousiasme et à la sublimation. Dans le domaine de l’architecture, cet horizon d’attente, pour le commanditaire, prend une dimension spécifique avec la formulation de la demande, plus ou moins informée, qui précède la découverte du projet, avant de se combiner, dialectiquement, avec l’offre du concepteur. Nous avons insisteé dans un récent ouvrage sur la nouvlle dimension historique que donne cette approche de la demande et de l’offre (Monnier, 2005).


L’architecture-évènement. Pour achever et compléter ce rapide parcours, arrêtons nous sur le cas des édifices qui font évènement ; l’édifice est l’objet d’une production et d’une diffusion massive de textes et d’images, qui saturent les médias, au point que l’édifice apparait installé au moins autant dans le territoire de l’information que sur un site réel. Ces informations sont une forme de réception par les professionnels, qui mettent en scène l’information, et l’agencent dans une communication définie. En 1938, F.L. Wright est en mesure de décrire l’impact énorme de la presse sur le reconnaissance d’un édifice ; pour le bâtiment administrativ de la Johnson Company, construit à Racine, en 1938, le responsable de la ,publicit de la société estime supérierus à deux millions de dollars le montant des textes et des photos publiés en première page des journaux américains (Wright, 1955).

L’édifice-évènement, lorsqu’il est précéd d’un concours  (Beaubourg, etc) peut s’étaler dans le temps . L’évènement médiatisé concerne non seulement les edifices émérgents, mais aussi les édifices non construits (l’abandon du projet de musée par Tadao Ando, pour la collection Pinault, à Boulogne, près Paris), les edifices détruits (les Twin Towers à New York), et aussi les études (le fameux Plan Voisin de Le Corbusier, en 1925 à Paris).  Cela pose des pbs à l’historien : à parti de quel moment l’étude historique, qui doit être celle d’un objet et ou d’une œuvre, devient-elle tributaire d’une information, d’un système de représentation ?


L’étude de tous ces aspects la réception apporte à l’historien un formidable chantier, des analyses riches, des points de vue nouveaux, capables d’ouvrir la voie à des études comparatistes inédites : l’étude de la réception de l’architecture, de ce qui subsiste de la vision distraite (W. Benjamin) à la consécration institutionnelle de l’œuvre, conduit à une saisissante variété de résultats, qui peuvent enrichir l’histoire culturelle et sociale des pratiques de l’architecture. 


©Gérard Monnier

Professeur émérite

Université de Paris I


Notes bibliographiques


BOUDON, Philippe, Pessac de Le Corbusier 1927-1967. Etude socio-architecturale, Dunod, Paris, 1969.

ENJOLRAS Christian, Jean Prouvé. Les maisons de Meudon 1949-1999, Editions de la Villette, Paris, 2003

GAMBONI, Dario, « Histoire de l’art et  “réception “ : remarques sur l’état d’une problématique », Histoire de l’art, nº 35-36 octobre 1996, p. 9-14.

JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, tr. fse., préface de Jean Starobinski,  Paris, Gallimard, 1978 ; réed. ds la coll. TEL, 1980. 

KLEIN Richard (dir.) La réception de l’architecture (dans la collection des “Cahiers thématiques”, Editions de l’Ecole d’architecture de Lille et Jean-Michel Place éditeurs, Lille, 2002).

KLEIN Richard, Robert Mallet-Stevens. La villa Cavrois, Editions Picard, Paris, 2005.

MONNIER, Gérard, Le Corbusier, les unités d’habitation, Herscher/Belin, Paris, 2002.

MONNIER Gérard, L’architecture du XXº siècle, un patrimoine, Editions du SCEREN, CNDP / CRDP, Créteil, 2005.

NICOLAS, Aymone, L’apogée des concours internationaux d’architecture, Editions Picard, Paris (sous presse).

VENACQUE Axel, Jean Prouvé, le pavillon du centenaire de l’aluminium : un monument déplacé, Editions Jean-Michel Place, Paris, 2001.

WRIGHT Frank Lloyd, Mon autobiographie (1943) , Ed. Plon pour la traduction française, Paris, 1955.

MONNIER, Gérard, Le Corbusier, les unités d’habitation, Herscher/Belin, Paris, 2002.



Extraits du chapitre VI


Les Unités, et tout particulièrement celle de Marseille, ont pris une place prépondérante dans la réception de Le Corbusier. Face à la pénurie et à l’urgence de la production du logement de masse, les Unités ont donné en leur temps des réponses appréciées : les surfaces sont nettement supérieures à celles des normes du logement social de l’époque, le niveau élevé du confort et de l’équipement, l’aménagement poussé du logis et le souci d’aider les femmes dans leurs taches ménagères sont reconnus ; cet effort pour une architecture bienveillante au quotidien a été partagé par un effort symétrique en terme de savoir-habiter, même si le volontarisme de plusierus dispositions soulèvent des réserves : la cuisine trop petite, l’étrange longueur des chambres d’enfant, l’efficacité incomplète des brise-soleil. Mais l’essentiel est ailleurs : l’acte d’inventer a été compris.  A un journaliste qui lui demande si elle envisage de quitter son logement dans l’Unité de Rezé, une habitante répond : “Jamais. Vous ne voudriez tout de même pas que j’aille habiter en appartement” (cité par Cantal-Dupart dans Tribune nº 168).


Une réception complexe et différenciée. Peu de chroniques illustrent mieux que celles des Unités la vigueur des variations de la réception dans l’espace et dans la durée. Les manifestations d’hostilité, du procès à la  campagne de presse, sont destinées à entraver la production et à disqualifier l’architecte et ses appuis. La célébration prend la forme d’une inauguration officielle, de visites de personnalités, puis de la protection au titre des monuments historiques  ; des jeux et des spectacles consacrent périodiquement la vocation d’un immeuble destiné à l’habitat à être reconnu comme un lieu de culture. Faute d’être porté par des monuments contemporains édifiés ici ou là, sur les Unités se concentre un effet d’exceptionnelle actualité. 

Esquissons une typologie. Il s’agit d’abord d’une réception interne, dont la substance est incontestable à Marseille et à Rezé. Elle est faite de l’enthousiasme des premiers groupes d’habitants,  de l’action des gestionnaires, attentifs à une gestion des usages et de l’entretien cohérente avec l’existant, d’une part, puis de celle des responsable d’associations d’habitants, des militants  qui prennent à la fois en charge la prescription d’un savoir-habiter et la mémoire des lieux, d’autre part. Pour une minorité d’habitants, ces pratiques locales sont mises en réseau, dans la durée, d’une Unité à une autre, par des visites organisées d’une Unité à une autre, par des séjours croisés,  vec ici aussi l’accent sur le couple Marseille-Rezé. Le regard et la mémoire d’une Unité, pour ces habitants, s’enrichissent et se relativisent par les informations sur les autres Unités,  sur leur distribution, sue les services, sur l’équipement des appartements. Et au fur et à mesure que se précise la perception de l’œuvre et de sa valeur, les Unités, dans ce processus banal de comparaison, font l’objet d’une construction mentale originale par les habitants.

Vient ensuite une réception locale, qui implique les partenaires de l’édifice à l’échelle du territoire municipal. Le meilleur exemple est à Rezé, où, à partir des années 1980, les élus municipaux engagent des actions fortes qui valorisent l’édifice dans l’espace urbain, au point d’ajouter  une superficie nouvelle au parc public qui complète l’Unité, au point de l’incorporer dans le jeu scénographique produit par l’édification de nouveaux bâtiments municipaux.  Avec comme double issue l’incorporation de l’édifice dans l’image de marque du territoire municipal, et l’adoption d’une œuvre de Le Corbusier, la “Main ouverte”, comme idéogramme municipal officiel. L’implantation d’une Unité, dans les conditions d’une réception très positive, produit des effets différés sur une longue durée, pratiquement d’une génération d’élus à une ou deux autres. Du côté des jeunes architectes, les indices d’une réception locale favorable des Unités sont nombreux. Beaucoup, dans le cadre du programme de logements collectifs, retiennent la structure modulaire dans une barre, avec des appartements traversants, et combinent des éléments architecturaux, plus moins proches du modèle. A Marseille même, plusieurs édifices démontrent la vigueur de l’autorité immédiate des Unités sur les jeunes architectes locaux, et aussi sur les promoteurs. Parmi les interprétations les plus soignées, notons l’ensemble Cantini (142 logements, 1955-1957, André-Jacques de Segonzac, arch.), avec ses pilotis, une trame large et puissante, un parement de béton brut ;  l’immeuble d’habitation le Brasilia (221 logements, 1957-1967, Fernand Boukobza, arch.), est construit sur le type d’une barre cintrée ; il reprend les pilotis, les appartements en duplex, l’escalier de secours sur le pignon comme manifeste plastique. En Bretagne, à une échelle régionale sinon locale, le modèle de Rezé inspire plusieurs architectes :  à Lorient, l’immeuble d’habitation au Moustoir (1962, Henri Conan, arch.), à Trébeurden, la résidence Helios (1952-1957, Roger Le Flanchec arch.). 

Et à ces niveaux s’ajoute celui d’une réception à distance enfin, dans laquelle il faut distinguer ce qui relève des milieux de l’architecture et ce qui relève des professionnels de la culture. La virulence des attaques conduites pendant l’édification de l’Unité de Marseille a déjà été analysée (A. Kopp, 1987) : conduites par des institutions (l’Ordre des Médecins du département de la Seine, le Conseil supérieur d’hygiène de la France), relayées avec complaisance par des organes de la presse professionnelle (L’Architecture française, en 1948), elles impliquent des architectes, qui se font les porte-parole de groupes d’intérêt hostiles à la mise en question des modes traditionnels de la production de logements. En sens inverse, de nombreux architectes participent à former un écho international aux Unités par l’interprétation typologique des barres de logements ; cette interprétation devient référence flagrante et mimétique dans les cinq barres dessinées par les architectes du département d’architecture du London County Council, pour l’unité de voisinage de Roehampton (Alton West), entre 1955 et 1959. Et  la poétique du béton brut mise au point à Marseille est une source incontestée du new brutalism

Du côté culturel, la réception à distance est tributaire d’interprètes et d’auteurs, écrivains, critiques ou historiens, dont la distance par rapport aux réalités locales est souvent considérable, et qui traitent souvent avec désinvolture la valeur d’usage matérielle et sociale, qui ne fait pas l’objet de beaucoup d’informations. Au point de prendre la forme d’écarts majeurs et de se risquer à des jugements mal informés, comme ceux que formulent Pierre Fancastel et Julien Gracq (voir ces textes reproduits dans les annexes). En l’absence prolongée d’ouvrage de référence, sans tenir compte des approches conduites par des sociologues, ces points de vue superficiels ont longtemps perduré, pratiquement jusqu’aux publications liées à la préparation du centenaire de Le Corbusier en 1987, ou jusqu’aux mises au point mieux informées (J. Sbriglio, 1992). 

Les informations, dans cette réception à distance, distinguent fortement les Unités par des relais effectifs très disparates : l’information publiée se concentre exclusivement sur l’Unité de Marseille ; ainsi, dans l’index de Le Corbusier une encyclopédie, on trouve 34 entrées pour Marseille, 2 pour Firminy, 2 pour Rezé (sous la rubrique Nantes), 1 pour Briey (en réalité, en dehors de dessins comparatifs, il n’y a pas d’informations sur les Unités autres que celle de Marseille). Avant 1992, dans la plupart des ouvrages, seule l’Unité de Marseille est mentionnée, ce qui lui vaut de prendre place dans le corpus des œuvres majeures. Ces différences, si fortement décalées avec les niveaux des réceptions internes et locales, sont scientifiquement problématiques. On peut considérer qu’une des quatre Unités masque complètement par sa présence la réception des autres.  L’édition destinée à la diffusion sur le site confirme le sort particulier réservé à Marseille ; ainsi un seul dépliant consacré à une Unité est publié par la Fondation Le Corbusier, et il s’agit de Marseille. 

Seules les opérations de restauration et les évènements viennent dans une certaine mesure s’opposer à ces exclusions des autres Unités du champ de l’information. Les informations sur les travaux de restauration, dans la mesure où ils dépendent de l’administration de l’Etat, ou d’intervenants, architectes ou entreprises, qui ont une dimension nationale, tendent à réduire la mise à l’écart de Rezé. Les récents projets de Ciriani sur l’Unité de Firminy ont été connus et commentés à Paris et à Genève. Et on a vu comment, pour le sauvetage de l’Unité de Briey, la menace de démolition a pu être utilisée par un élu pour mobiliser les médias nationaux. 

La longue durée de la réception - près d’un demi siècle - donne une consistance remarquable et significative à certaines approbations différées ; en fait l’observation est celle de réceptions successives, dans un contexte instable. Une des plus remarquables des manifestations de ce type est celle exprimée par le dessinateur Jean-Marc Reiser en 1973. A ce moment, dans un contexte bien différent de la sévère pénurie des origines, Reiser, porte-parole de préoccupations libertaires et écologiques, délivre un message enthousiaste sur le niveau de confort offert par les Unités “il y a trente ans” (notons au passage que sa mention du vide-ordure de Briey dénote un contact sur place) (voir en annexe la reproduction de ce message). Le support, Charlie-hebdo, un périodique bien connu pour sa virulence, ajoute au sens de cette reconnaissance profane. La durée contribue ici à faire apparaître un sens nouveau.  

La longue durée donne aussi toute sa signification au respect de l’édifice comme objet matériel, lorsque ce respect se poursuit à l’évidence dans le temps.  Notons ce que révèlent l’entretien du gros œuvre, les interventions sur les parties communes, les décisions successives sur les équipements techniques. A Rezé, la qualité de l’entretien du sol des rues intérieures - un dallage plastique d’origine - prend valeur d’un manifeste de la perennité ; à Briey, la mise en peinture de la structure évoque les concessions fatales faites à l’intégrité du bâtiment. Ces données fragmentaires, assemblées, enrichissent la valeur de l’œuvre d’une référence à une durée franchie, à des degrés  de la performance dans la résistance à l’usure et au temps. Et ce ne sont pas des performances seulement mécaniques et triviales, mais  des décisions et des opérations qui laissent une empreinte durable sur l’édifice ; venues de gestionnaires ou de techniciens, ces traces enrichissent d’une acccumulation de données positives l’observation des lieux. A l’inverse, la vision à Firminy d’une partie de l’Unité, désertée et clôturée, est l’équivalent d’un message d’alerte sur le statut critique du bâtiment. 

 Les décisions de la protection et les opérations menées au titre des Monuments Historiques sont les formes officielles de ce respect matériel, transposé dans le domaine des biens culturels. Elles aussi s’étendent dans la longue durée, de 1964 et 1965 (les Unités de Marseille et de Rezé sont, dans cet ordre, inscrites à l’ISMH) à aujourd’hui, avec une extension de la protection au classement d’appartements et d’espaces collectifs (voir la liste détaillée dans les fiches signalétiques des édifices). Cette protection, dont l’origine est due aux interventions d’André Malraux, Ministre d’Etat,  et de son entourage, s’impose face aux réticences d’une administration, qui a jusqu’alors appliqué avec une extrême parcimonie la loi de 1913 aux édifices du XXº siècle (voir à ce sujet ma communication , “Le moment Malraux : la protection des édifices de Le Corbusier”, Groupe de travail “Histoire des politiques du patrimoine”, Comité d’histoire, Ministère de la Culture, 6 mars 2001). De ce point de vue, la protection du vivant de l’architecte de l’Unité de Marseille est doublement scandaleuse : premier édifice de Le Corbusier à bénéficier d’un statut de monument historique, d’une part elle consacre un architecte d’avant-garde, qui peu de temps auparavant était constamment sous la pression d’attaques, d’insultes et de manifestations d’exclusion ; et d’autre part elle intègre une expérience d’habitat populaire dans les plus hautes catégories des œuvres de l’art et de la culture. Dans ce sens, cette officialité de la réception des Unités d’habitation est un repère historique majeur, pour comprendre les nouvelles attitudes des pouvoirs publics, à partir de 1975, face aux édifices du XXº siècle.

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