Brasilia. L’épanouissement d’une capitale
©Gérard MONNIER (dir.), Brasilia. L’épanouissement d’une
capitale, préface de Paul Claval, postface de Laurent Vidal,
photographies de Stéphane Herbert, collection “Architectures contemporaines”, série La Clairevoie, Editions Picard, Paris, 2006
La nouvelle capitale fédérale
que s’est donné le Brésil il y a quarante ans est restée méconnue des Français. Se souvient-on que le créateur de Brasilia, Juscelino Kubitschek, président du Brésil de 1956 à
1961, a été forcé à l’exil pendant la dictature militaire ?
Aujourd’hui les circuits du tourisme
laissent Brasilia à l’écart. Et le public cultivé n’a pas oublié les commentaires de critiques d’architecture mal inspirés, peu attentifs aux significations politiques et culturelles de cette
capitale surgie dans le vide du sertão *, et dont le rôle international s’affirme maintenant jour après
jour. Quels espoirs la conception de Brasilia portait-elle ? Celui d’une dogmatique utopie, ou celui d’une nouvelle réalité urbaine ? Celui d’une quelconque agglomération de la
mondialisation, où celui de l’authentique capitale politique et symbolique d’un Brésil en devenir ? Et qu’en est-il aujourd’hui ?
Les auteurs montrent que Brasilia est
non seulement l’expression brésilienne d’un moment de l’art de bâtir du monde occidental, mais aussi un lieu où se combinent les valeurs d’usage de la vie quotidienne avec une originale dimension
monumentale et poétique.
•la brousse
En hommage à Darcy Ribeiro
(1922-1997) anthropologue et homme politique brésilien
Introduction
La création de Brasilia, dans les
années 1950 et 1960, était l’aboutissement de la période de modernisation intensive que les dirigeants successifs du pays avait conduite depuis les années 1930. Cette grande aventure de la
création de la capitale fédérale du Brésil est maintenant derrière nous. Ainsi que ses moments les plus difficiles, puisque quatre ans après l’inauguration officielle, fixée à la date anniversaire
de l’exécution du héros républicain, Tiradentes, le 21 avril 1960, est survenue la dictature des militaires, qui a entravé pendant vingt ans son développement et suspendu son orientation de
capitale démocratique. Aujourd’hui, en raison de la dynamique de la politique étrangère conduite par la nouvelle équipe dirigeante, Brasilia s’apprête peut-être à jouer un nouveau rôle, celui d’une
capitale internationale de premier plan, avec les formes et l‘échelle dont on a pu dire qu’elles étaient celles de la « nouvelle civilisation qui s’élabore » (Malraux, 1959)
Depuis quarante ans, des étapes
complexes ont marqué le destin du Plan Pilote, et engagé la nouvelle agglomération dans un développement rapide dont les effets ont été l’objet d’un sociologisme critique intense. Crise de la
centralité, médiocrité des échanges et de la sociabilité, diversité morphologique et sociale accentuée, monumentalité abusive : tous ces thèmes ont été mobilisés pour une condamnation sans
nuances du projet initial. Et cependant, la satisfaction exprimée par la population de Brasilia témoigne d’un attachement incontestable à un nouvel art de vivre, et à des espaces publics offerts,
plus qu’ailleurs, au partage démocratique.
La nouvelle capitale fédérale
que s’est donné le Brésil il y a quarante ans est restée assez lourdement méconnue des Français. Les pratiques du tourisme laissent pour beaucoup de
visiteurs Brasilia à l’écart du circuit. L’emportent le prestige de Rio-de-Janeiro, l’attrait d’Ouro Preto et des villes historiques du Minas, la séduction imparable des
sites de charme comme Parati ou Olinda. En France, la mise à l’écart de Brasilia a pris des formes inattendues, comme dans le film très populaire de Philippe de Broca, L’homme de
Rio (1963), dont le titre dissimule totalement la découverte
lyrique d’une Brasilia spectaculaire par le cinéaste, qui y situe une bonne partie des tribulations de son héros. Des clichés d’une critique peu amène ont fixé pour longtemps une image
dévalorisante de Brasilia . Des réticences diffuses ont suivi en France dans le public cultivé les commentaires de critiques d’architecture mal inspirés, et peu attentifs aux conditions de
l’émergence de Brasilia ; propulsés dans un lectorat imbibé par les approches critiques du contexte des années 1970, ces commentaires imprudents ont fixé des points de vue stéréotypés, qui
couplaient le prestige esthétique de l’architecture monumentale à l’abomination proclamée des cités-satellites ; des lieux communs d’autant plus durablement fixés que le pouvoir des
militaires ne favorisait pas, pendant une longue période, de 1964 à 1984, un regard plus circonspect sur le terrain.
Encore récemment les pesantes
images conventionnelles de l’exposition consacrée à l‘architecture d’Oscar Niemeyer au Jeu-de-Paume ont raté l’occasion de renouveler la réception ankylosée d’un éminent territoire de la
modernité.
Ce qui nous importe aujourd’hui
sont les questions centrales, qui demeurent : quels espoirs la conception initiale de Brasilia portait-elle, celui d’une vaine et dogmatique utopie, ou celui d’une nouvelle réalité urbaine
? Celui d’une quelconque agglomération de la mondialisation, où celui d’une authentique capitale politique et symbolique du Brésil, et donc d’une capitale en devenir ?
Nous sommes quelques-uns, au Brésil
comme en France, à être décidés de longue date à restituer pour les lecteurs français une approche plus objective de Brasilia ; les manifestations de « Brésil Brésils » nous en
donnent l’occasion, et nous avons au début de l’année 2004 organisé le passage à l’acte. Puisque sur le fond, le projet, qui était celui de la conception et de la réalisation d’une capitale
politique et administrative, a abouti à des résultats tangibles, pourquoi ne pas y porter un regard actuel ? Sans rien cacher des difficultés,
bien entendu, que l’histoire de Brasilia a déposées sur le site et dans sa population. L’intense volontarisme des autorités, au début du chantier, s’est concentré sur le pilotage d’un chantier hors
normes, à 1000 km des sites industriels du pays, et où l’immensité des infrastructures, de la voirie et des réseaux, conditionnait tout le reste. Si l’agglomération temporaire née du chantier,
Civitade Libre, avait pu être contrôlée, le mouvement des populations démunies, à la recherche d’un travail, ont, autour du Plan Pilote, rapidement produit les embryons
de favelas, comme dans les autres villes du Brésil. Les pouvoirs
publics ont cherché dès lors à endiguer la pression de la demande par des lotissements viabilisés, sans pour autant contrôler la création désordonnée d’activités productives dans la périphérie du
Plan Pilote, consacré aux activités tertiaires d’une capitale et à l’habitation de leurs agents. Entre 1958 et 1980, se succèdent le regroupement de la population des favelasspontanées dans la première ville satellite,
Taguatinga, puis la fondation de la ville satellite Gama. En 1971, la Commission d’Eradication des Invasions (CEI) décide l’implantation de la ville satellite Ceilandia. ; lui succède la
création de la ville satellite de Samambaia
Et on ne saura jamais ce qui se
serait passé si, entre 1964 et 1984, le pouvoir avait été entre d’autres mains que celles des militaires, qui n’étaient pas les mieux placés pour régler politiquement une situation d’anarchie
économique, qui, par exemple, a disqualifié les
tentatives de donner au transport
ferroviaire sa place.
Il en résulte cette situation
contrastée, où à côté des nouvelles conditions de vie développées, sinon idylliques, dans le Plan Pilote, se développe, pour les trois quarts de la population du district fédéral actuel, une
reproduction des conditions de vie de la plupart des agglomérations du Brésil, peu ou mal planifiées, mais souvent à un niveau bien supérieur. Mais à Brasilia la planification du Plan Pilote a une
dimension et une nature qui dépassent tout héritage calqué sur la ville fonctionnelle ; comme le développeront la plupart des contributions qui suivent, en s’arrêtant sur le concept
innovant des quatre échelles, le Plan Pilote fixe en effet dans la durée des « règles du jeu », qui ont été validées par leur reconnaissance par l’UNESCO en 1992.
Sans doute le plus engagé de nous
tous dans une approche scientifique de la naissance de Brasilia et de son développement, Jean-Loup Herbert fait le point sur la genèse politique du concept et sur la démarche de l’inventeur du Plan
Pilote, Lucio Costa (1902-1998). Disposant de la maîtrise du foncier par la puissance publique, son projet a conduit à l’affirmation insolite de la primauté de l’espace public, qui, malgré la
privatisation de tout ce qui relève des échanges et de l’économie, a pu résisté à ces hautes pressions, et maintenir le bâti dans un territoire qui ignore le parcellaire, matrice du modèle urbain
européen. D’où le paysage de la superquadra, de son articulation en unités de voisinages, et de cette
ville-parc, qu’il voit bien éloigné d’un fonctionnalisme étroit. D’où sur l’axe monumental, cette architecture publique offerte au partage par les citoyens, par l’accès libre aux
palais 2. D’où les problèmes nés de l’interprétation de la
centralité. Il présente et commente enfin les nouvelles dispositions adoptées par la loi du 28 janvier 1997 qui régule l’urbanisation du District Fédéral.
L’apport suivant est celui d’un
résident, André Correa do Lago, qui nous rappelle tout d’abord que la création de Brasilia, si elle n’est pas étrangère aux propositions des théoriciens au lendemain de la guerre, partagées entre
le fonctionnalisme et la revendication d’une nouvelle monumentalité, survient au moment où se cristallise une approche différente de la ville ; en organisant son propos sous la forme d’une
réponse aux principaux lieux communs répandus alors par la critique spécialisée, il nous donne un témoignage précis sur la substance de l’offre que le bâti procure aux habitants du Plan
Pilote, sans rien cacher des insuffisances du projet initial, comme l’implantation des hôtels. Non sans malice, il montre comment, dans les superquadras, la coutume commerciale a conduit les boutiques à
proprement tourner le dos aux espaces habités, au profit de la rue, lieu traditionnel de la chalandise, et comment la vigueur des arbres, voulue par les planificateurs, a discipliné aussi bien les
maisonnettes accolées (des maisons en bande où triomphent les interprétations kitsch) que les somptueuses villas néo-coloniales.
Spécialiste de l’architecture de
Niemeyer, grand connaisseur de tout ce qui se construit dans le pays, Gilbert Luigi met Brasilia à l’heure de l’émergence de la modernité au Brésil, où les dirigeants, du fameux ministre
Campanema à Kubitchek, ont été, à leur façon, et toutes choses égales, les héritiers éclairés des mécènes de la Renaissance. Au point de mettre une politique de l’architecture publique au centre de
l’affirmation d’une identité culturelle nationale ; dans ce sens, Brasilia, avec l’emphase de son axe monumental, avec l’élégance de son Palais Itamarati, et avec la candeur des coupoles de
son Parlement, allaient de soi. Ce qui l’était moins, dans le cadre de cet impérium confié à Oscar Niemeyer, c’était la capacité de réunir un très
grand nombre d architectes dans une incontestable œuvre collective, et de parvenir à dépasser la tradition d’anthropophagie d’une identité culturelle longtemps tributaire de
l’Europe.
A un niveau qui est celui de
l’approche technologique, Claudia Estrela, spécialiste des structures construites, dévoile tout ce que le traitement formel de l’architecture de la capitale doit à la longue saga de la relation
architecte / ingénieur au Brésil. Alors qu’en Europe le béton armé parvient difficilement à libérer l’invention architecturale des schémas hérités du classicisme (pensons à la fixation que
représente la maîtrise esthétique du système poteau-poutre chez Perret), très tôt Niemeyer, l’architecte, et Cardoso, l’ingénieur, trouvent ensemble les ressources d’une liberté formelle qui
s’est épanouie avec les grandes commandes de Brasilia, dont la grâce et la finesse sont sans rivales dans les années 1960, et dont l’auteure nous révèle les combinaisons avec la structure cachée. A
côté de la construction monumentale, Brasilia est enfin un exceptionnel banc d’essai pour la préfabrication en béton armé, occasion de nouvelles recherches pour de jeunes architectes, comme Lelé,
qui parviennent à la maîtrise de procédés qui auront leur place, à l’échelle du Brésil tout entier, dans la production de masse des constructions scolaires.
Un autre aspect de ce qui se
joue sur les chantiers de Brasilia est méconnu : il m’a semblé utile de mettre l’accent sur un résultat de la portée de l’immense chantier intellectuel qu’est Brasilia pour les
architectes : c’est l'invention d’une nouvelle formule pour les types de bâtiments, la mise au point des bâtiments « doubles » ; cette approche typologique concerne en partie
les super
quadras, et surtout le
principal et immense bâtiment de l’Université de Brasilia, l’Institut Central des Sciences (ICC), dont l’agencement, qui échappe à tous les types connus, apporte une réelle efficacité dans la
distribution, dans la construction, avec un agrément d’usage plébiscité depuis 40 ans.
Aprés ces démarches historiques, il
appartenait à un architecte brésilien de nous éclairer sur les vues actuelles qui se nourrissent de Brasilia comme point de départ. Pour Claudio Queiroz, l’apport primordial du Plan Pilote est la
démonstration que l’urbanisation par accumulation, par rajouts successifs, n’est pas fatale. Il constate que c’est la force organique du système défini par Lucio Costa - les quatre échelles,
monumentale, résidentielle, grégaire et bucolique – qui oppose sa résistance, et qui donne des leviers pour les actions à venir, à commencer par la protection du site, reconnu par l’UNESCO en 1987.
Il évoque aussi tout ce que la nouvelle capitale contient de références à des modes de vie étroitement associés à la tradition brésilienne, que ce soit à la culture matérielle, comme le
hamac, présent dans toutes les circonstances de la vie, ou comme une coutume initialement liée aux métis, la capoiera, ou encore comme le mythe du départ vers
le sertao..
Dans une problématique voisine, Farès el-Dahdah
cherche dans les conditions de la création de Brasilia les données qui sont encore vivantes aujourd’hui. Après avoir rappelé les différentes péripéties de la création urbaine au XXº siècle au
Brésil, qui a connu des échecs, comme celui de Fordlandia, il voit le succès de la création de Brasilia dans l’affichage dans le projet, par Costa, de valeurs morales, comme la dignité et la
noblesse, qui séduisent le jury et l’opinion. Ces valeurs sont interprétées par la monumentalité du projet, rendue lisible, avant même la définition des bâtiments, par les quatre échelles
distinctes. La conséquence à terme est l’application du principe de la protection, par les lois fédérales comme par l’UNESCO, à la formulation même des échelles ; pour la première fois, les
vides et les rapports du construit au non-construit prennent le pas sur les édifices dans la définition de principes de protection.
Pour conclure ces pages, rappelons
que Brasilia n’est pas la seule capitale fondée au XXº siècle. En comparant les capitales créées par les démocraties, on peut ajouter une supplémentaire qui renforce l’originalité de la
capitale du Brésil. A la différence de Canberra en Australie, dessinée par des Américains, de New-Delhi en Inde, dessinée par des Anglais, d’Ankara en Turquie, dessinée par des Allemands, de
Chandigarh au Pendjab, dessinée par un Français, Brasilia procède d’une démarche de professionnels nationaux, au faîte de leur réputation, et déjà porteurs de la forte identité nationale de leurs
œuvres antérieures. Et comme au Brésil les dirigeants nationaux aussi partagent avec les architectes de leur génération la même culture et la même croyance dans les vertus politiques de la
qualification du territoire de la cité, le projet civique à Brasilia se distingue de tous les autres, et accède par là aussi à une identité bien spécifique.
Notons cependant que Brasilia
partage avec Chandigarh, haut lieu des investissements d’un chef de file de l’architecture moderne, Le Corbusier, les aléas d’une réception discutée. Si la modernisation dans les deux cas est
plébisicitée par les couches sociales moyennes et supérieures, les données initiales étaient différentes : pour Nehru, il s’agissait de produire : « Une ville neuve, symbole de
l’Inde libérée des chaînes de la tradition ». A Chandigarh, les controverses, comme à Brasilia, ont souvent été apportées de l’exterieur ; elles ont négligé non seulement de restituer le
contexte de la décision, mais aussi d’admettre la satisfaction de la population locale, incontestable puisque celle-ci se prononça contre le transfert, à la suite du projet avancé par Delhi de
construire une nouvelle capitale pour l’Haryana 3. La population de Brasilia n’a pas eu à participer, jusqu’à
présent, à une telle épreuve de vérité : mais qui peut douter de son résultat ?
Cette introduction serait bien
incomplète si elle passait sous silence le témoignage virulent que livre la remarquable contribution de Stéphane Herbert ; son regard dynamique de photographe nous livre des images
fortes et actuelles, qui, bien mieux que peut le faire un texte, révèlent la connivence de la population, saisie dans sa diversité, sa chaleur et son humanité, avec les lieux de
Brasilia.
©Gérard Monnier
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Notes
-
1. Fondateur et recteur de l'université de Brasilia, connue pour ses audaces pédagogiques et architecturales, Darcy Ribeiro fut aussi et surtout un anthropologue et un penseur politique, considéré comme l'un des principaux constructeurs de la civilisation brésilienne. On dispose de sa biobibliographie dans l’ouvrage de Haydée Ribeiro Coelho, Darcy Ribeiro, coll. Encontro com escritores mineiros, vol. 4, Centre d’Etudes Littéraires de l’Université Fédérale de Minas Gerais, Bello Horizonte, 1997, traduction en français dans Darcy Ribeiro,Carnets indiens, coll. Terre Humaine, Paris, Plon, 2002, p. 693-712 A l’exception de ses ouvrages littéraires, son œuvre est malheureusement peu traduite en français. Son dernier livre : 0 povo brasileiro, a formaçâo e o sentido de Brasil, São Paulo, 1995.
2. Accès que j’ai vérifié, lorsque, pendant mon séjour en
1993, j’ai été le témoin de l’irruption respectueuse, dans les étages du Palais Itamarati, dans ces espaces voués aux élégantes réceptions du corps diplomatique, d’un long cortège de paysans sans
terre, drapeaux rouges en tête, qui prolongeaient leur manifestation devant le Parlement par une visite du haut lieu du symbole national.
3. Cf. Roland Breton, « Chandigarh face à l’opinion : ville de l’avenir ou ville de l’Occident ? » , dans G. Monnier (dir.), L’architecture : la réception immédiate et la réception différée, Pais, Publications de la Sorbonne.