L’Architecture : la réception immédiate et la réception différée
Université de Paris I
L’ARCHITECTURE : LA RÉCEPTION
IMMÉDIATE ET LA
RÉCEPTION DIFFÉRÉE
sous la direction de Gérard
MONNIER
Contributions de Aymone NICOLAS,
Pierre FREY, Emmanuelle GALLO, Stefan MUTHESIUS, Miles GLENDINNING, Roland BRETON, Isabelle GENYK, Panayotis TOURNIKIOTIS, Alice THOMINE, Richard KLEIN, Axel VENACQUE
Centre de recherche
Architecture-Ville-Design (EA3340)
Travaux du séminaire de doctorat en
Histoire de l’architecture
Publications de la
Sorbonne
2006
Introduction
Une des sources de l’intérêt récent
pour la réception de l’architecture est dans l’évolution des problématiques de l’histoire de l’architecture contemporaine. Longtemps centrée sur le projet, sur une histoire, d’ailleurs
souvent captivante, de ses formes successives, de la conception initiale à la réalisation, l’étude historique trouvait ses limites dans l’édifice achevé, dans l’œuvre accomplie, saisie, notons-le,
à travers les sublimes images photographiques des périodes héroïques, qui en fixaient des représentations immuables. Ces limites sont maintenant contestées. Elles ont été bousculées
successivement par le regard iconoclaste posé sur l’édifice tel qu’il avait été transformé (Philippe Boudon, Pessac 1969) , et ensuite par toutes les conséquences des approches
patrimoniales. A partir du moment où l’inventaire des édifices du XXº siècle s’étendait à l’enquête sur le terrain, la rencontre directe des édifices tels qu’ils étaient devenus conduisait à une
vision qui interrogeait les données intermédiaires. Et dans la pratique, la chronique de ces données successives esquissait déjà la trame des décisions prises, en fonction de l’usage d’un
côté, et du degré de respect de l’œuvre de l’autre, donc en fonction d’attitudes et de croyances quelquefois vigoureuses et par là troublantes.
C’est dans ma rencontre avec
l’hôpital-mémorial de Saint-Lô, en 1986, que je situerais ma première expérience concrète de la force de ces croyances. Elle s’inscrit dans le cadre de la préparation de l’exposition inaugurale du
Musée d’art moderne de Saint-Etienne, pour laquelle je travaillais à une mise au point sur l’architecture des années 1950 ; documenté par Maurice Besset en 1967, l’édifice était dans un isolement
géographique tel qu’il le mettait à l’écart de tous les réseaux de la connaissance. Il était depuis largement ignoré ; en vingt ans, aucun chroniqueur, aucun photographe ne lui avait fait une place
dans l’actualité des attentions et des regards. Or, sur place, les acteurs de la gestion et de l’entretien du bâtiment avaient eu à prendre parti : des infiltrations dans le parement des
façades, après le constat de la désuétude des salles d’opération élaborées par l’architecte, les avaient conduit à prendre des décisions. Et ces décisions avaient toutes un contenu : les choix
architecturaux initiaux devaient être respectés. Pour au moins un des responsables de l’hôpital, il s’agissait d’une attitude formée au contact de l’architecte, à la fin du chantier ; pour
d’autres, ils étaient convaincus, par l’usage et la pratique, de la valeur bienveillante de la démarche de l’architecte, et ils étaient sensibles aussi aux noms de ceux qui avaient apporté leur
collaboration : au nom de Charlotte Perriand, qui était devenue, depuis les années 1950, une praticienne en vue, et au nom de Fernand Léger, qui avait ses entrées au panthéon des artistes modernes.
Bref, en dehors de toute reconnaissance savante, en dehors de toute prescription administrative, les acteurs avaient porté, en interne, une reconnaissance forte de l’œuvre et de ses dispositifs. Le
choix d’un bardage en acier des parements fut écarté, pour des raisons esthétiques, et une salle d’opération (sur quatre) fut maintenue dans son état d’origine pour attester des choix premiers (et
très originaux) de l’architecte. J’ai pris conscience alors de l’existence de la réception interne, et de ses capacités à informer et à orienter l’action. ; mais aussi j’ai compris son isolement,
puisqu’aucune de ces décisions n’avait dans la pratique été connue à l’extérieur.
En 1999, après avoir, Richard Klein
et moi, travaillé ensemble, dans nos séminaires, à l’étude des architectures de la croissance, il nous a semblé alors évident que le moment était venu de s’interroger de façon systématique sur la
question de la réception de l’architecture. Au terme d’échanges de vues dans nos deux équipes respectives, il fut décidé alors de consacrer nos deux séminaires à l’étude de la réception de
l’architecture.
Il se trouve en effet que nous
avions, dans nos recherches antérieures, l’un et l’autre rencontré les différents aspects de ce processus de formation des croyances, de leur orientation dans des axes positifs et négatifs, et en
particulier de leur poids dans les décisions à prendre dans les opération de protection. Tout au long de nos expériences d’études historiques, que ce soit à la villa Cavrois, à la villa
Noailles, à la villa Poiret, pour ne mentionner que ces trois édifices, dont la protection a ponctué, dans des formes diveres, notre démarche, nous avions bel et bien été confrontés aux différents
aspects de la réception.
Dans les années suivantes, stimulés
par l’intérêt des interventions prononcées dans nos séminaires, nous avons souhaité donner le cadre le plus large à l’étude et à la réflexion de la réception de l’architecture. Sur notre
proposition, le thème “Image, Usage, Héritage. La réception de l’architecture moderne”, présenté à la VIº Conférence internationale de Docomomo (Brasilia, septembre 2000) a été retenu par le
Conseil scientifique de la VIIº Conférence internationale de Docomomo, réunie à l’UNESCO à Paris en septembre 2002 (Soit, en anglais, “Image, use and heritage. The reception of architecture of the
Modern Movement”, le Conseil scientifique de la VIIº Conférence me faisant l’honneur de me confier sa présidence) . Dans les semaines qui précédaient la Conférence de Paris, Richard Klein parvenait
de son côté à publier un riche ensemble de contributions dans un ouvrage, La réception de l’architecture (dans la collection des “Cahiers thématiques”,
Editions de l’Ecole d’architecture de Lille et Jean-Michel Place éditeurs, Lille, 2002).
L’ouvrage que je présente ici
s’inscrit donc dans un ensemble dense de travaux, qu’il complète, peux-t-on penser, de deux façons. Tout d’abord en élargissant le champ de l’étude en dehors du champ chonologique des questions
posées par la réception de l’architecture moderne ; ensuite en mettant l’accent sur les aspects spécifiques de la réception dans la durée. Dans les exposés de la Conférence de Docomomo,
l’accent avait été mis en effet sur la réception dans l’espace, sur des phénomènes de réception / diffusion. Nous avons en particulier dégagé les trois grandes catégories qui donnent à la réception
de l’architecture, composée d’objets localisés, trois identités dans le territoire et dans l’espace : la réception interne, la réception locale, et la réception à distance, médiatisée et
d’une façon ou d’une autre, « savante ». Le phénomène de la réception dans le temps restait à étudier. Les communications du séminaire de l’Ecole doctorale de Paris s’inscrivent
dans cette problématique.
L’étude du concours d’architecture
est la première forme de la réception dans la durée, celle qui organise les effets d’une présentation de projets sur les idées qui ont cours, sur le statut des professionnels, sur les institutions,
sur les réalisations. Etudié par Aymone Nicolas, le concours d’architecture de Berlin-capitale, en 1958, ne donna pas lieu à réalisation ; mais, à l’ouest comme à l’est, il eu une
influence, indirecte mais réelle ; combiné avec la démonstration du quartier de Hansa Viertel, les solutions architecturales et urbaines avancées par les projets lauréats pesèrent ainsi longtemps,
et malgré la construction du mur, sur l’aménagement de Berlin-Est. Ici la réception, dans l’espace-temps d’un important concours, informe l’avenir. Pierre Frey, qui présente l’étude des
concours d’architecture en Suisse romande, entre 1870 et 1990, apporte un tout autre point de vue. Le corpus de ces concours, en effet, réunit des informations substantielles non seulement sur les
projets et sur leur réception, mais aussi sur la commande, sur l’édilité, sur les professionnels. Les concours d’architecture sont à leur place dans une société intensément avide d’une créativité
urbaine, où la demande a les caractères d’une vive émulation dans la prospection des choix possibles. Dans ce contexte, le corpus montre la pénétration en Suisse romande des concepts formulés à
l’ENSBA à Paris pour l’architecture publique, et que c’est la réception de ces formules qui est en œuvre. Les autorités adoptent pour leur efficacité, et non sans débat, les productions du
rationalisme académique, ce qui permet à l’auteur de qualifier l’architecture française comme “produit d’exportation”.
Dans une seconde approche, les
données de la réception sont celles du temps court, lorsque les édifices et les dispositifs urbains sont soumis successivement, mais à court terme, à l’usage et au regard critique. A partir
du postulat implicite qui fait du chauffage des bâtiments une question d’architecture, Emmanuelle Gallo montre comment, dans un espace domestique où la tradition, au début du XIX º siècle,
est celle du foyer ouvert, s’opère la pénétration des techniques de chauffage plus évoluées. Dans un contexte exaspéré par la venue du machinisme, et par ses dangers, le refus de l’entrée des
techniques nouvelles dans l’espace privé est fréquent , alors que l’opinion est moins rétive à leur adoption dans les lieux publics. Se dessine une large gamme de prises de positions, qui sont
autant de manifestations idéologiques et sociales. Dans l’Angleterre et dans l’Ecosse du welfare-state, Stefan Muthesius et Miles Glendinning observent les
transformations successives de l’opinion, face à l’émergence massive des tours de logements ; au terme d’une enquête approfondie, ces spécialistes de l’histoire de la tower-block restituent bien des aspects cachés de la
réception, sans masquer que “le discours de l’usager” , si souvent mobilisé par les détracteurs de la tower-block, a souvent été fabriqué de toutes pièces par des auteurs
professionnels du logement social. Dans une histoire du logement social dominée par des institutions locales, ils montrent comment une philosophie de l’efficacité du pouvoir municipal et une fierté
civique ont pu être longtemps les composantes d’une forte réception positive, et comment un accident ponctuel a pu cristalliser les oppositions aux tours de logement. Pour la réception d’une
ville entière, Chandigarh, Roland Breton passe en revue les différents points qui ont fixé les opinions négatives ; il dresse en regard les opinions positives, et ses propres analyses.
L’apport méthodique nouveau est la mise en relation des données avec la transformation urbaine qui se généralise en Inde depuis la construction de Chandigarh, et qui montre que la réception de la
réalisation du projet de Le Corbusier ne peut être dissociée de l’évaluation de sa capacité - dans l’ensemble réelle, en fait - à répondre à une évolution substantielle des conditions urbaines, du
point de vue de la ségrégation sociale, de la circulation, de la pollution, des espaces verts. Pour une question d’actualité, le cadre architectural de la mort à l’hôpital, Isabelle
Genyk montre ce qui constitue l’horizon d’attente, dans le domaine de l’hôpital public ; à l’origine, se trouve une qualification nouvelle du statut de la mort en milieu hospitalier, d’où
découle une demande architecturale, pratique et symbolique. L’auteur examine les orientations de l’offre symbolique, à partir du concours d’idées, lancé en 1986 par l’Assistance Publique, ainsi que
la réception, dans le temps court, de lasalle des départs de l’hôpital Raymond Poincaré à Garches, dont les effets
se font rapidement sentir dans d’autres sites.
Dans une troisième approche, enfin,
c’est le regard rétrospectif qui conduit à construire soit la restitution de la réception, soit une nouvelle phase délibérée dans la réception. Ainsi, pour le Parthénon, Panayotis
Tournikiotis montre les péripéties d’une réception, qui passe d’abord par la restitution des couleurs, puis par des “renaissances” multiples, couplées les uns avec l’histoire de l’Allemagne, les
autres avec l’histoire des Etats-Unis, lorsque faire de la bonne architecture était synonyme de faire des Parthénons. Puis vint le temps de la “machine à émouvoir”, prélude à la mise à l’écart du
Parthénon des réferences à la création architecturale, et à sa consécration comme signe universel, auquel les visiteurs de marque consacrent un hommage idéologique. Pour l’architecture académique
du XIXº siècle, Alice Thomine montre le rôle des manifestations successives du Moma, à New-York, qui aboutissent, en 1977, à une reconnaissance du style Beaux-arts, à la suite des travaux conduits
dans les universités américaines sur ses manifestations parisiennes ; la mise en évidence des éléments de la genèse de l’exposition du Moma souligne les divergences de points de vue des partenaires
de l’exposition, tandis que l’exploitation polémique de l’exposition ouvre la voie à toutes sortes de conséquences, dont les plus bénéfiques sont à chercher du côté de la nouvelle attention donnée
aux collections de l’Ecole des Beaux-arts, et les plus inattendues dans les tentatives d’une nationalisation “américaine” de l’architecture Beaux-arts, au détriment du projet d’une véritable étude
historique. Dans son approche des effets de l’exposition consacrée en 2000 à Roland Simounet par le Musée de Villeneuve d’Ascq, Richard Klein montre d’abord l’intérêt didactique de la préparation
de l’exposition, partagée entre les étudiants des écoles d’architecture de Lille, de Nancy, de Grenoble. Le bilan des critiques qu’il propose ensuite fait la part entre ce qui relève de
l’efficacité de la communication d’un musée d’art, capable d’attirer pour une exposition d’architecture un public équivalent à celui des autres manifestations du musée, et les textes d’une approche
critique, cantonnée à un tout petit nombre de professionnels. Enfin, dans un texte attendu, Axel Venacque, un des acteurs principaux du sauvetage du Palais de l’aluminium de Jean Prouvé,
trace de façon détaillée les étapes et les manifestations d’une exceptionnelle réception, à la fois locale et nationale, qui conduit à la protection, puis à la reconstruction, d’un édifice
longtemps “perdu de vue” ; démonté, surveillé, et enfin remonté en 1999 à Villepinte, malgré les convoitises (300 panneaux de façade ont été volés) et l’accumulation de handicaps, le Palais de
l’aluminium survit à l’abandon et au dangereux statut d’édifice démonté, au terme d’une évaluation où la parole des spécialistes a été entendue.
Avec la volonté de conserver la
spécificité de ces approches si diverses, il nous a semblé nécessaire de maintenir ces textes dans des formes distinctes, qui vont de l’étude historique à l’étude de cas et à l’expertise
professionnelle. Ces études ont en commun de valoriser une lecture de la réception dans la durée, d’en montrer les variations, et même les revirements ; elles alimentent une problématique
dynamique, et enrichissent une ferme historicisation de la formation des opinions et des jugements sur les productions de l’architecture.
©Gérard Monnier