Veut-on en finir avec les Monuments historiques ?
Revue Histoire de l’art, Paris, nº 56 – 2005, p. 5-11.
Tribune : Gérard MonnierVeut-on en
finir avec les Monuments historiques ? Un point de vue
Depuis vingt ans, les réponses aux questions posées
par la protection des bâtiments du passé ont beaucoup évolué. Auparavant, sous le ministère d’André Malraux, les travaux sur les Monuments historiques (MH dorénavant) étaient devenus le premier
poste de dépense du Ministère des Affaires culturelles, tandis que la loi sur les secteurs sauvegardés en 1962 avait donné une première impulsion à la saisie d’ensembles historiques bâtis. Ensuite,
dans les années 1980, les questions nouvelles ont été posées par l’extension de la protection aux édifices produits dans les périodes récentes ; on se souvent qu’il a fallu attendre l’année
1975 pour que les édifices du XIXº et du XXº siècles soient l’objet d’un premier examen systématique et que leur soit appliqué le bénéfice de la loi de 1913 sur les MH, sous la forme d’une
politique de protection appliquée, dans un premier temps, aux réalisations des architectes majeurs (Le Corbusier, Perret, Mallet-Stevens).
Mais les décisions prises depuis, dans les vingt
dernières années, pèsent bien davantage, et autrement, par des conséquences fortes, à la fois sur les contenus et sur les dispositifs. Les choix principaux portent sur l’extension de la protection
à de nouveaux objets :
« J’ai choisi, délibérément, d’élargir le
champ de la protection non pas par je ne sais quel goût de la provocation, seules les personnes mal intentionnées peuvent penser cela, mais parce qu’il existe tout un patrimoine auquel notre peuple
est très attaché, à juste titre, qui est détruit quotidiennement, et dont je refuse qu’on découvre trop tard, quand le mal sera fait, combien il a compté dans l’histoire de notre
pays. »
Jack Lang, discours de Gaillon, 9 juillet
1984 1 .
Pour les contenus, cette démarche,
intellectuelle et scientifique, qui conduisait à substituer des critères nouveaux aux critères qui justifiaient la protection des monuments historiques, était dans l’air du temps (Nora, 1986). Sur
les procédures, les choix, qui mettent en question l’exclusivité des pouvoirs de l’administration, sont aussi de nature politique, par leur orientation plus démocratique, puisqu’ils rapprochent la
décision du terrain et font une place à de nouveaux acteurs. Engagée au début des années 1980, la décentralisation de la protection est aujourd’hui à un tournant, avec les protocoles de
décentralisation conduits dans quatre départements, et avec la décision de l’Etat de céder la propriété de nombreux MH aux collectivités locales. Toutes ces transformations ont en commun de porter
sur l’inscription des pratiques dans l’espace.
On se propose ici de dresser une analyse de ces
innovations du point de vue territorial, de montrer que la transformation des contenus et celle des dispositifs, dans l’espace concret de l’administration, agissent l’une sur l’autre et contribuent
ensemble à une métamorphose de la protection. On en évaluera les conséquences : l’impact de l’espace dans les nouvelles questions produit-il des effets stables et durables ? ou, au
contraire, s’ouvre-t-il sur des problématiques dynamiques et inattendues ?
La modernisation des
contenus. Rien ne précise mieux la
transformation des contenus que les conclusions du colloque « Les enjeux du patrimoine architectural au XXº siècle », réuni à Eveux en 1987 ; rédigées par Jean-Pierre Babelon, elles
proposent d’établir un équilibre entre trois composantes de la valeur patrimoniale des édifices : « La notion d’originalité, d’exemplarité, liée notamment à l’innovation technique. La
reconnaissance à l’inverse d’une production de masse significative de conditions historiques, sociologiques, économiques et culturelles. En corollaire la reconnaissance d’une
diversité locale» 2. Ces affirmations font basculer les critères d’une légitimité,
longtemps fondée sur une unité nationale de la valeur, au nom de la portée générale de l’art ou de l’histoire, du côté d’une nouvelle valeur, aux composantes variables, relative à l’originalité et
au contexte de la décision et de l’élaboration ; bref, l’édification n’est plus reconnue comme la manifestation puissante et datée d’une incontestable proposition artistique, dont la dimension
historique est attestée par un collège d’experts, mais comme la résultante d’un ensemble de données particulières. Il en découle que ces données particulières, elles-mêmes reconnues par le travail
de documentation historique, peuvent suffire, théoriquement, à justifier la valeur patrimoniale. La reconnaissance des données locales, notamment, contribue à inscrire la protection dans un réseau
territorial limité, celui de l’érudition locale, mais aussi celui du chroniqueur, et de toutes sortes de représentations. Pratiquement c’est conduire l’extension de la protection aux « lieux
de mémoires » (maisons d’artistes, de musiciens, d’écrivains), aux vestiges des lieux de la vie sociale, du travail (manufactures et usines), ou des loisirs (cafés). D’où une assez
réjouissante floraison d’enquêtes visant à retrouver une trace suffisante de tel ou tel lieu de plaisir (par exemple le Bal nègre, à Paris). Mais c’est aussi l’entrée dans le patrimoine, à partir
de 1990 environ, de nombreuses manifestations de l’architecture éclectique du premier XXº siècle ; c’est la consécration des traces des mouvements du goût, dans la forme des
« architectures néo ». Les expressions locales de l’éclectisme académique, dont les équivalents seraient laissés de côté à Paris (par exemple, entre autres, le tapageur Institut de
Paléontologie, boulevard Saint-Marcel), trouvent dans les départements une consécration inattendue, avec la protection de l’hôtel de ville de Sens, (1901-1904, ISMH en 1995), de la Caisse
d’épargne de Saint-Brieuc (1906-1909, ISMH en 1995), du théâtre de Fontainebleau (1910-1912, ISMH 1991), avec la protection des formes les plus particulières de l’architecture néo-byzantine,
la villa Cypris à Roquebrune (vers 1904, ISMH 1990), de l’architecture néo-mauresque, avec la villa La Palestine à Marseille (1902-1905, ISMH 1993), de l’architecture néo-normande avec le manoir de
Beaumarchais aux Chapelles-Bourbons (1927-1929, ISMH 1995), et celui du Mont-Suzey, en Sologne (1902-1903, ISMH 1995), de plusieurs manifestations de l’architecture néo-basque dans les
Pyrénées-atlantiques, de l’architecture néo-Louis XVI, avec le château de Vermont à Rueil-Malmaison (vers 1900, ISMH 1994), de l’architecture néo-gothique, avec l’hôtel des postes de Chartres
(1923-1928, ISMH 1994). Plusieurs protections se portent vers des manifestations peu caractérisées, mais qui reçoivent les bénéfices soit de l’aura éminemment locale de son propriétaire, un
industriel (maison Notelaers à Marcq-en-Bareuil, ISMH 1995), un sénateur (villa Costebelle à Barcelonnette, ISMH 1986), soit d’une campagne nationale thématique sur l’architecture ferroviaire (gare
de Rochefort (1913, ISMH 1984). Par contamination, cette reconnaissance du particularisme a des effets sur la protection elle-même, comme si la pratique locale combinait un éclectisme du goût avec
les acquis héréditaires.
L’évolution des
dispositifs. On ne reviendra pas sur
l’analyse des actions successives conduites par l’administration de la Culture dans les années 1960 et 1970. Leurs grandes phases ont été explicitées, leurs effets sur le dégel de la protection des
édifices du XXº siècle clairement décrits 3. Alors que les listes établies dans les années 1960 relevaient de procédures
et d’expertises en relation étroite avec la Direction de l’architecture, et donc conduites à Paris, on note cependant que la première décentralisation de l’enquête date de 1974, confiée
pendant l’été aux conservateurs régionaux des Bâtiments de France par la circulaire du sous-directeur des MH. Il en résulte que pour la première fois, le monopole de la reconnaissance des seuls
édifices parisiens comme témoins du XXº siècle est battu en brêche par l’émergence de la Lorraine, avec l’Art nouveau à Nancy, et de la Côte d’Azur, avec plusieurs manifestes de la modernité de
l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, cette démarche, à l’initiative du ministre Michel Guy et de son conseiller Bruno Foucart, conduit à la prise en compte explicite du contexte de
l’édifice :
«Aujourd’hui on est de plus en plus sensible au
fait qu’un monument n’est pratiquement jamais isolé et ne se comprend bien que dans son contexte. La rue, le quartier, dans la mesure où ils constituent un ensemble organique : voilà ce qu’il
faut plus que jamais protéger » 4.
La mise en place par la Direction de l’architecture
des études thématiques entre 1974 et 1979 débute par les boutiques et les commerces ; dans ce programme populaire, la démarche supplante et corrige les approches livresques antérieures,
dont on a pointé les insuffisances 5 ; elle confirme la pertinence de l’inventaire sur le terrain. Cette
ligne directrice, conduite par catégories d’usage, mène aux « campagnes thématiques » des années 1980, lorsque le ministre Jack Lang associe le ministère des Transports d’abord, puis
d’autres, à la prospection et à l’inventaire. Le choix du domaine ferroviaire par le Directeur du patrimoine est effectif en 1984.
Il faut mesurer les effets pratiques de cette
démarche : pour la première fois sans doute, les personnels des Directions Régionales des affaires culturelles (DRAC dorénavant) prennent contact avec des ensembles documentaires, notamment
des archives, jusqu’alors fréquentés par de rares universitaires, avec des acteurs techniques et avec des objets dispersés dans des territoires jusqu’alors hors d’atteinte de la prospection
monumentale. Les conséquences sur l’élargissement des intérêts scientifiques sont incontestables.
La création des Corephae en 1984 est une
contribution majeure à la modification de l’assise du dispositif de protection ; elle découle des lois de décentralisation des années 1982 et 1983. Les Commissions régionales du patrimoine
historique archéologique et ethnologique (Corephae) réunissent dans chaque région les représentants de l’administration, des personnalités compétentes (scientifiques et représentants des
associations), et des élus ; l’ordre du jour est préparé par les services de la DRAC et sous le contrôle du Préfet de région, qui préside les séances ; la Corephae émet un avis, qui
alimente soit la décision d’ISMH, soit la transmision à la commission supérieure (dans le cas d’une proposition de classement). Ce changement radical, dans l’implantation territoriale de la
procédure et plus encore de l’initiative, valorise l’activité des responsables et des équipes des Conservations régionales des MH. Ce rapprochement entre le débat et les compétences de terrain
donne tous ses effets à l’élargissement attendu des intérêts : des objets imprévus, et même des catégories entières, comme les vestiges de l’histoire industrielle, entrent avec l’activité des
Corephae dans le champ de la protection, quitte à constater que les propositions privilégient les vestiges les plus anciens au détriment des formes plus récentes (Corephae de Champagne-Ardennes, 19
juin 1986) 6 . Les intérêts et les compétences des spécialistes d’une région à une autre
ne se recoupent pas : la prospection, le débat et la décision font apparaître des différences sensibles d’une région à une autre. En Aquitaine, on choisit d’insister sur « l’intérêt
régional des bâtiments », on tente de dégager « une culture régionale » ; en Poitou–Charente au contraire, on affirme opérer en fonction des « références
nationales ». On voit que spontanément le nouveau dispositif conduit à briser l’unité territoriale de la protection.
Cette nouvelle proximité avec les propriétaires des
bâtiments a eu aussi des conséquences dans le questionnement sur la gestion des nouveaux édifices protégés, sur leur ouverture au public, considérée comme une obligation (Corephae de PACA, à
l’occasion du dossier de la Chapelle Matisse à Vence), sur leur réutilisation, notamment pour les grands édifices. Elle n’a pas eu que des effets bénéfiques ; la typologie des conséquences
préjudiciables, issues du caractère typiquement local de l’inventaire, permet de dégager la surreprésentation du particulier (la mosquée de Fréjus, réplique très approximative de la mosquée de
Djenné), la recherche du compromis introuvable entre les travaux édilitaires et la volonté de la Commission (la destruction du Palais de la Foire à Lyon, face aux avantage attendus par le ville de
la construction d’un nouveau bâtiment, a été admise par la Corephae, où aucune majorité ne se dégage en faveur de la protection, séance du 12 octobre 1989 ), ou carrément, pour un dossier sensible,
aa mise à l’écart préalable de l’ordre du jour, soit en invoquant de façon arbitraire une mythique et bien commode « opinion publique » (Corephae de Champagne–Ardennes, séance du 23
février 1988), soit parce que les grandes institutions font obstacle à un projet de protection (hangars de Marignane, propriété de la Chambre de Commerce de Marseille). La démolition soudaine de
tel ou tel édifice, dans le temps de l’étude préalable d’un dossier, est à mettre au compte de la proximité, puisque la recherche locale de la documentation et des sources ne renforce pas la
confidentialité de l’étude. L’aspect le plus pesant reste sans doute la relation de la Corephae avec les élus, dont l’inertie ou l’hostilité peuvent avoir, et à la mesure de leur poids
politique dans les collectivités locales, les plus grandes conséquences sur les suites données par l’administration aux votes de la Corephae ; la destruction du garage Mattéi à Marseille en
1990, quatre ans après le report de la délibération sur le dossier, reste une expérience cuisante. L’administration reste enfin maître du jeu, d’abord par les délais mis à transmettre les
propositions de la Corephae, puis par la suite donnée aux avis de la Corephae,
Les carences les plus fortes sont à rechercher dans
la frilosité considérable à propos des édifices posterieurs à 1945. Ainsi en Normandie, les deux régions les plus concernées par les destructions immobilière entre 1940 et 1944 et par la
reconstruction, sont les régions où les édifices du XXº siècle protégés sont les moins nombreux. Arrêtons-nous sur ces dossiers sensibles, ceux où la politique conduite par l’Etat a rencontré
des obstacles majeurs.
L’Etat et les dossiers
sensibles. Ont émergées dans les
dernières années deux catégories de problème : les difficultés rencontrées dans l’application de la loi à d’importants édifices protégés, l’incapacité à protéger une catégorie importante de
bâtiments, les ensembles de logements.
Les déboires rencontrés dans la protection de la
villa Cavrois sont à leur façon, exemplaires, et d’autant plus qu’on dispose d’une information exhaustive 7 ; édifiée par Robert Mallet-Stevens, un chef de file de
l’entre-deux-guerres, entre 1929 et 1932, son histoire est celle d’une luxueuse résidence habitée, régulièrement entretenue, après les vicissitudes de la guerre, et qui apparaît encore en 1986,
dans toute sa beauté, au photographe Pierre Joly. Avisé, celui-ci accompagne les photos qu’il publie alors, d’une vigoureuse mise en garde contre les dangers qui menacent ce chef d’œuvre. Le
courrier qu’il adresse à l’administration est immédiatement suivi d’une instance de classement signée le 9 décembre 1986, suivie le 3 janvier d’un vote de la Corephae en faveur de l’ISMH. C’est à
partir de ce moment que tout dérape, puisque l’arrêté d’inscription n’est signé par le préfet que le 9 décembre suivant. L’édifice entre temps a changé de propriétaire, son dépeçage est engagé,
dans la perspective d’une fructueuse opération de promotion immobilière qui implique la destruction. Tout le reste s’inscrit dans une durée qui n’est pas adaptée à la brutalité de la la
dégradation, à la vulnérabilité du second œuvre : la procédure pour le classement d’office, engagée en 1986, et après avis du Conseil d’Etat, aboutit le 12 décembre 1990. C’est trop tard, et
la villa est devenue une ruine désolante, que l’association locale de sauvegarde, contre vents et marées, s’épuise à défendre. La villa est revendue à l’Etat le 24 juillet 2001, après une
sévère réduction de la surface de la propriété. Le diagnostic est non seulement sévère pour les délais d’application, mais accablante pour l’incohérence entre les opérations séparées dans l’étendue
du territoire. Entre l’instance nationale de classement, prise sans délai, et la procédure suivie en région, l’écart est patent. La décentralisation, en apportant une démonstration de son
inadaptation, confirme le poids de la répartition des acteurs sur le territoire comme donnée lourde dans la gestion d’une procédure de protection.
On retrouve une implication identique du territoire
avec les péripéties du sauvetage des vestiges du Palais de l’Aluminium, édifié par Jean Prouvé à Paris en 1954. La suite de ces épisodes rocambolesques a été relatée par un des acteurs
locaux 8 , dans un récit qui débute par le démontage du bâtiment, son remontage
dans le cadre de la Foire de Lille, son oubli, sa redécouverte, son inscription ISMH (le 23 avril 1993, qui le sauve de la destruction), un nouveau démontage, le stockage périlleux des éléments,
puis les initiatives privées qui conduisent à la restitution de l’édifice à Villepinte en 1999 9 . Si le rôle de l’Etat a été positif, on doit en constater sa
réduction, puisqu’il se limite au caractère ponctuel et relatif de l’ISMH, entre des opérations hautement décisives, en aval et en amont, qui ont été des actes privés ; on pense en particulier
à la redécouverte, et au démontage, opérations conduites dans un cadre local, qui ont mobilisé des compétences et des disponibilités adaptées.
Ces écarts, à l’évidence contre-productifs dans les
résultats de l’action administrative, prennent dans l’ordre des représentations une dimension symbolique ruineuse pour l’autorité de l’Etat. Son autorité dans la fonction régalienne de protection
du patrimoine est mise en cause par ces errements, tant dans la valeur de ses décisions, que dans l’application des textes en vigueur. Et peut-être mettent-ils en cause son autorité dans les
décisions qui affectent les questions de protection du patrimoine récent. Cette perte d’autorité, dont la réception est étendue, chez les professionnels et aussi dans un public plus large, informé
par la presse écrite, peut avoir ses effets sur les décisions du pouvoir judicaire. C’est en effet le tribunal administratif qui annule par un jugement la protection ISMH de l’immeuble de la CAF,
rue Viala à Paris. La protection, après avis de la Corephae (arrêté du 9 novembre 1998), décidée contre l’avis du propriétaire, fait l’objet d’un recours en mars 1999 ; le jugement, rendu le
le 30 juin 1999, porte sur le fond, au motif que « l’intérêt » (d’art ou d’histoire), exigé par loi de 1913, n’était pas établi 10 . Il est patent que ce scepticisme du juge devant les nouveaux objets du
patrimoine contraste avec l’appui qu’il apporte à la politique du prix unique du livre, confortée par des jugements qui la confirment 11 .
On constate depuis que ce refus de l’expertise des
spécialistes, appliqué à un édifice qui avait été salué au moment de sa construction comme un « édifice pilote » 12 , se manifeste de bien d’autre façon ; au terme d’un remarquable
travail d’inventaire du logement social dans le département de Seine-Saint-Denis, conduit par le Bureau du patrimoine du Conseil général, le préfet a critiqué vivement la publication des résultats,
issus selon lui d’une « approche architecturale et esthétisante », et a dénoncé le manque d’objectivité d’une iconographie tendancieuse, puisque montrant des bâtiments sous un
« uniforme ciel radieux » 13. Exprimée à propos d’une opération conduite dans le cadre d’un Protocole de
décentralisation culturelle, cette critique frontale est significative de la difficulté pour l’administration de faire une place dans une approche patrimoniale aux réalisations du logement social,
éléments problématiques d’une politique de la ville qui les considèrent le plus souvent comme des obstacles.
C’est sur ce terrain, et a contrario, que les initiatives des opérateurs locaux font leurs preuves. L’exemple le
plus accompli est celui de la réhabilitation du quartier des Etats-Unis à Lyon, édifié entre 1922 et 1933, sur les plans de Tony Garnier. L’état de cet ensemble de 1620 logements locatifs HBM,
propriété de l’OPAC de Lyon, jusqu’alors médiocrement entretenu, est dans les années 1980 très dégradé. En l’absence de toute protection MH, il fait l’objet dune campagne de réhabilitation
ambitieuse conduite par l’OPAC : reprise des parties communes, installation des dispositifs permettant l’accès des handicapés, ravalement des façades, purgées des installations parasites,
réhabilitation du mobilier urbain et des espaces verts ; à l’occasion du doublage des murs pignons par un parement isolant, mise au point d’un vaste programme de murs peints, dont une notable
partie a pour objet la reproduction à grande échelle des images de l’ouvrage de Tony Garnier, Une cité industrielle. Elaborée à partir d’une concertation avec les habitants, produisant au
passage un appartement -musée, cette opération a rencontré un authentique succès, dont la mesure est le parfait respect par la population, dans la durée, de cette réhabilitation.
Un récent colloque a permis de confronter les
résultats de plusieurs de ces pratiques de proximité ; pour le grand ensemble de Beaulieu, à Saint-Etienne, pour celui des Grandes Terres, à Marly, c’est la qualité de la gestion qui procure
un résultat qui équivaut à une protection MH, avec toujours l’avantage d’une implication des acteurs de terrain et des habitants 14 . Et lorsque, par exception, l’édifice est ISMH, comme la Maison radieuse de
Rezé, c’est l’implication des collectivités locales dans les opérations de restauration lourde qui les rend possibles, malgré le faible apport de l’Etat au montant des
travaux 15 .
D‘autres opérations, dont certaines de grande
ampleur, confirment que la construction d’une réception locale positive peut être le moteur initial d’une reconnaissance plus large et d’une consécration par les institutions, comme à Flaine en
Savoie, ou comme au Havre, où les incitations au ravalement des façades par la ville a stimulé une réception plus positive de l’architecture de la reconstruction et a rendu possible la création
d’une ZPPAUP.
On peut penser que ces succès sont relatifs à la
combinaison, que seuls peuvent opérer les responsables locaux, entre la forte valeur d’usage des bâtiments et leur contenu symbolique ou artistique.
Aujourd‘hui, les protocoles de décentralisation
culturelle, en vigueur dans quatre départements, et le projet de transfert de propriété des MH aux collectivités locales, en application de la loi du 13 août 2004, semblent parachever ces
analyses, puisque ces orientations supposent la conduite d’une meilleure mise en œuvre de la protection par les instances locales. Mais on sait que le « rapatriement » des MH,
du fait de ses conséquences budgétaires, soulève les controverses 16. Dans une démarche symptomatique, la Ville de Paris se propose
d’utiliser le Plan local d’urbanisme pour étendre de façon très importante les protections du patrimoine bâti, bien au delà des 1912 éléments protégés au titre des
MH 17.
Un bilan de cette transformation
territoriale ? Ces dispositifs
posent de nombreuses questions. La démocratisation des procédures a marqué un élan bénéfique dans la portée des protections dans les années 1980, elle a posé le problème de la socialisation des
rapports de valeur avec les bâtiments du passé. Mais, dans la mesure où elle a été, ici ou là, perçue comme une atteinte à une culture hiérarchisée, n’a-t-elle pas été sanctionnée par un retour de
flamme traditionnaliste ? Ce pourrait être la signification du succès du particularisme et de l’éclectisme dans les années 1990. En donnant le pouvoir de contredire les experts nationaux,
cette dispersion explique cette frilosité répandue pour la production post-1945. Elle n’est sans doute pas étrangère à cette incapacité à concilier la valeur d’usage sociale avec la valeur
patrimoniale pour ce qui est la production du logement de masse. Plus la décision de la protection se disperse sur le territoire, plus devient improbable une approche nationale et de
caractère scientifique d’une protection sélective, abandonnée aux aléas d’enjeux locaux, si ce ne sont particuliers 18 .
Et comment ces nouvelles fragmentations
territoriales sont-elles compatibles avec le maintien de dispositifs centraux et unitaires, comme la Commission supérieure des MH, comme la Compagnie des architectes en chef des MH ? La mise
en place récente du « label XXº siècle » par les services de la Direction de l’architecture et du patrimoine, mesure qui renoue avec la légitimité d’un collège d’experts nationaux, semble
bien s’inscrire dans la ligne d’une correction par antagonisme des effets de la dispersion territoriale.
Comme l’accueil réservé au projet de transfert de
propriété des MH aux collectivités locales le montre, on est peut-être entré dans une phase de tension. Peut-on concilier les problématiques qui fondent la protection des édifices du
passé avec la socialisation du patrimoine ? Comment peut-on optimiser la dispersion des procédures ? La voie raisonnable est de suivre le modèle de la procédure des ZPPAUP, qui
implique une négociation bienveillante et conciliatrice entre les représentants et les experts de l’Etat, d’une part, les élus et leurs techniciens d’autre part. Ce serait, d’une certaine façon,
revenir aux aspects les plus sympathiques de la façon de faire de Prosper Mérimée.
©Gérard Monnier
Professeur émérite de l’Université Paris I
Panthéon-Sorbonne.
Notes
1.Mollard, Claude, Le cinquième pouvoir. La culture et l’Etat de Malraux
à Lang, Paris, Armand
Colin, 1999, p. 255.
2.Coll., Les enjeux du patrimoine architectural au XXº
siècle, Couvent de la Tourette, Eveux,
juin 1987, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 1998, p. 153
3.Toulier, Bernard, Mille monuments du XXº siècle en
France, Paris, Les éditions du patrimoine,
1997, p. 9-45.
4. Intervention de Michel Guy devant la presse le
1º octobre 1974, citée par Bernard Toulier, o.c., p. 19.
5.Toulier, Bernard, o.c., p. 20.
6.Bélier, Corinne, La protection du patrimoine architectural du XXº
siècle,
Mémoire pour le DEA, Université de Paris I, 1993,
ex. dactyl.
7. Klein Richard, « La villa
Cavrois », Hector Guimard et
Robert Mallet
Stevens. Villas
modernes, Paris, SCÉREN-CNDP, 2004, p.
45-61, et « Robert
Mallet-Stevens, la villa Cavrois »,Paris, Picard, 2005.
8. Venacque
Axel, Jean Prouvé. Le
pavillon du centenaire de l’aluminium. Un monument déplacé, Paris, Editions Jean-Michel Place, 2001, et « Le pavillon de
l’aluminium (Jean Prouvé, 1954). Reconstruction et défauts de transmission », ds. Gérard Monnier (dir.), L’architecture : la réception immédiate et la réception
différée, Paris, Publications de la Sorbonne
(sous presse).
9. Toulier,
Bernard, Architecture et
patrimoine du XXº siècle en France, Paris,
Les éditions du patrimoine, 1999, p. 308-311.
10. Monnier, Gérard, L’architecture du XXº siècle, un
patrimoine, Paris, SCÉREN-CNDP, 2005, p.
180-184..
11.Mollard, o.c., p. 249.
12.Choay, Françoise, « Un édifice
pilote ; la Caisse d’allocations familiales», L’Œil, nº 58-1959, p. 60-63.
13. Lettre à l’auteur, le 10 septembre 2004.
L’ouvrage incriminé est celui de Benoît Pouvreau, Le logement social en Seine-Saint-Denis
(1850-1999), nº 286 de la collection
« Itinéraires du patrimoine », Editions APPIF / Editions du Patrimoine, 2003
14. Colloque « Vivre au 3º millénaire
dans un immeuble emblématique de la modernité », Institut des Etudes régionales et des patrimoines, Université de Saint-Etienne et Ecole d’architecture de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 25-26
novembre 2004. On ne traite pas ici du rôle si important des associations qui se consacrent sur le terrain à la protection et à la mise en valeur des bâtiments, et qui sont souvent à l’origine des
différentes formes de ce que j’ai nommé « l’édition de proximité », dépliants, brochures et cartes, dont le nombre et la qualité scientifique surprennent.
15. Monnier, Gérard, Le Corbusier. Les Unités
d’habitation, Paris, Belin, 2002.
16.Fabre, Clarisse, « Monuments historiques
cherchent repreneurs » , Le Monde, 11 janvier 2005, et de Roux, Emmanuel, « La décentralisation
des monuments historiques », Le Monde, 14 janvier 2005.
17.Ce nouveau PLU devait être examiné par le
Conseil de Paris le 31 janvier 2005 ; il est question de multiplier par cinq le nombre d’éléments protégés ; cf . Le Monde, 22 janvier 2005.
18.Comme le démontrent les institutions qui gèrent le patrimoine de l’automobile, sur le modèle commercial ou associatif, qui réunissent en région les professionnels, les amateurs et les collectionneurs ; la collection publique est l’exception, après le piteux échec récent de la collection réunie par le Conseil général des Hauts-de-Seine, et récemment dispersée aux enchères publiques.