Faire l’histoire de l’architecture récente

Académie Saint-Luc, Bruxelle


Leçon inaugurale de l’année universitaire 2003-2004 


Publiée dans Eurocultures au Centenaire des Instituts Saint-Luc, Bruxelles, novembre 2004, p. 37-55.



Gérard Monnier : Faire l’histoire de l’architecture récente 


La nécessité d’une telle histoire ne va pas de soi : pour la plupart d’entre eux, les édifices récents ne sont ni perdus de vue, ni oubliés, ni relégués dans une mémoire imprécise ; ils sont un matériel  que nous avons sous les yeux. Pour l’historien de l’architecture, cette présence des objets marque une différence avec la plupart des autres champs de l’histoire : l’existence des édifices dans l’histoire de l’architecture ne dépend pas d’abord de leur place dans le récit, et celui-ci est relatif à des objets vus, par certains, chaque jour (si on admet pour l’instant qu’aucune destruction ne vient éclaircir les rangs). A la différence des autres fait historiques, de la crise de 1929, de la politique coloniale ou de la découverte de la radiothérapie, qui sont autant d’objets invisibles, absents de la mémoire personnelle pour la plupart de nos contemporains ; ces objets de savoir sont complètement identifiés à la production des historiens.  

En outre, parmi ces édifices, un bon nombre ont été les supports de propos divers, qui sont aux différents niveaux de la formation de l’opnion, de la rumeur plus ou moins spontanée (la maison du Fada, à Marseille) aux textes des critiques professionnels. Ceux-ci, admettons-le, nous ont appris à les voir, à les situer dans une chronologie approximative, mais suffisante pour un repérage par notre propre mémoire dans les décennies écoulées. Quelques-uns de ces édifices enfin, dans cette chronique, sont identifiés à un mythe, soit personnel (l’œuvre d’un architecte-de-génie) soit stylistique et / ou conceptuel ( un bâtiment “art-déco”) : de la “tour de 300 m”, qui a finie par être nommée du nom de l’ingénieur-entrepreneur, Gustave Eiffel, aux entrées du métro d’Hector Guimard, aux principales manifestations de Horta dans Bruxelles. 

Cette chronique a des vertus incontestables : premier état du savoir, elle a souvent la fraîcheur de la vue éblouie, du regard premier ; elle apporte sur la démarche des acteurs l’authenticité du témoignage vécu, des propos entendus, de la conviction partagée. Mais elle est grosse aussi  d’un flux d’informations peu contrôlées, de rumeurs, d’inexactitudes et de lacunes. Lorsque nous avons en 1981 commencé l’étude de la villa Noailles, le bilan des savoirs sur cette construction de R. Mallet-Stevens, aujourd’hui mieux connue, était un tissu d’informations de seconde main, où des erreurs grossières, dont quelques-unes cocasses, avaient leur place : tous les auteurs sans exception admettaient sans examen que le bâtiment était construit en béton armé ; en 1977 encore, un critique éminent commentait de docte façon l’apport de Théo van Doesburg au projet, la Blumenzimmer, comme étant le “projet d’une boutique de fleuriste pour Hyères” (1). Il nous appartenait de montrer que le gros œuvre était une construction de maçonnerie de pierres, et que la Blumenzimmer  désignait le tout petit local, près du vestibule, où Mme de Noailles se proposait de préparer les bouquets de fleurs coupées (2). 

Dans ses formes linguistiques mêmes, la chronique est grosse de la naissance de mythes avantageux, mais profondément irritants, que l’histoire peine ensuite à dévaluer et à remplacer.  Que ce soit , pour faute de formalisme, l’interdit exercé sur les réalisations de Fernand Pouillon par L’Architecture d’aujourd’hui ,  une mise à l’écart qui encadre la compétition professionnelle, ou l’adoption de catégories, comme le hightech, qui fixent des classements pseudo-stylistiques : ces formules faciles, dont les messagers de la presse ne sont pas avares, sont  sans valeur.  Fausse monnaie du récit, mais authentiques montages, sans portée pour décrire le réel, ils n’en sont pas moins expressifs, pour caractériser la volonté des acteurs de donner du sens.

La chronique, comme accumulation primitive d’éléments de savoir, peut-elle être amendée, complétée et perfectionnée, jusqu’à satisfaire les besoins dune construction historique ?  Elle peut en constituer le processus d’entrée ; ainsi, pour l’architecture de la Reconstruction, les publications contemporaines étaient les composantes d’une opinion critique stimulante. Soit que celle-ci était déterminée par les conflits de tendance, exacerbés par la presse professionnelle de l’époque (dont l’exclusion de Pouillon de L’Architecture d’aujourd’hui est l’exemple le plus éclatant), soit que la mauvaise conscience d’une génération d’architectes, peu soucieuse de mettre en avant leurs responsabilités dans des réalisations à la fois médiocres et subies, ait conduit à une sorte d’oubli de circonstance, et que d’ailleurs dénonçaient dans le même temps des témoignages virulents (3). En outre, ce que cette chronique atténuait, ou même dissimulait, à commencer par tout ce que la période devait aux décisions prises par le gouvernement de Vichy,  stimulait aussi le questionnement historien. Bref, qu’elle soit brûlante ou lacunaire, la chronique constituait la source première d’une enquête historique plus large, nourrie, à partir  des années 1970, par de nombreuses contributions, qui ont multiplié les points de vue, découvert les sources, rodé les méthodes, adopté les ressources de l’histoire orale. Au point que l’histoire de la Reconstruction, en France, a servi pour une large part de laboratoire collectif pour la formation d’une génération d’historiens de l’architecture, comme le montre Danièle Voldman dans une étude récente (4).  Notons-le, dans ces années qui sont celles de la mise en route de l’Inventaire général, créé en 1964, la période de la Reconstruction, estimée trop récente, était placée en dehors du champ des études de l’Inventaire, au moment même où les efforts des historiens débutaient ce dépassement de la chronique, et alors que, cependant, l’importance prise par l’étude locale, dans la démarche des historiens de la Reconstruction, recoupait exactement un des apports novateurs des méthodes de l’Inventaire. 

En outre, la chronique de l’actualité n’est pas homogène. Pour une large part, la chronique est faite d’un flux d’informations, mais aussi d’échos assemblés, de points de vue fugaces, et on l’a vu, de rumeurs installées, par la répétition, dans le pseudo-savoir ; dans ce sens, elle est la à la fois évidente et fuyante, se dérobe, et se renouvelle de jour en jour. Elle peut être à ce point inconsistante qu’elle ne fixe même pas la mémoire. Mais il existe aussi une chronique informée, soucieuse d’articuler ses informations, de les mettre en perspective, de les éclairer par un regard transversal. Pour la période suivante, celles de la croissance des années 1960, le livre de Maurice Besset, Nouvelle architecture française   en fournit un excellent exemple (5). Bien qu’écrit à chaud, il présente avec lucidité un ensemble de réalisations documentées avec rigueur. Leur choix est pertinent, malgré un faible recul chonologique. Les différenciations majeures avec l’étude historique sont doubles : d’abord le chroniqueur ici abandonne, du fait même d’un texte de commande, toute possibilité de choix dans la détermination raisonnée de la période ; et effectivement, la production de la période de la croissance, qui se poursuit jusqu’en 1972, est dans l’ouvrage de Besset coupée en deux par la limite basse, arbitraire, d’une chronique qui s’étend, dans le choix des édifices,  de 1950 à 1963. Ensuite, les données de l’histoire politique et administrative, qui ne sont pas dans l’axe des intérêts principaux de l’auteur, sont peu présentes pour caractériser le contenu de la demande d’architecture en France à ce moment. 

Ce dépassement  de  la chronique par l’histoire impose des objectifs et une dimension que le récit au jour le jour ne possède pas. Les aspects les plus évidents de cette dimension sont dans la forme d’une demande d’histoire par le corps social. On prendra deux exemples : le premier consiste à combler les lacunes ou les erreurs de la chronique ; le second demande à l’histoire de documenter et de préciser des critères de qualité pour l’édifice, utiles à l’économie du tourisme, aux politiques d’aménagement, aux protections du patrimoine. 

Ainsi la place de l’architecture du logement social dans la production des agglomérations n’est pas ignorée, mais son approche reste fragmentaire. Pour sortir de ces insuffisances, la principale décision prise par le nouveau Bureau du Patrimoine du Conseil Général, dans le cadre de la décentralisation administrative, a été en 2002 de procéder à l’inventaire du logement social dans le Département de Seine-Saint-Denis. Cette enquête a permis de réunir l’information existante, de la compléter, et de montrer l’importance et la variété des opérations menées par les maîtres d’ouvrages jusqu’aux dernières années. L’inventaire a montré qu’elles avaient été confiées à de nombreux architectes, dont beaucoup sont des personnalités connues au plan national ; ils ont contribué à donner une dimension de laboratoire architectural à ce territoire, qui peut y trouver une identité culturelle qu’on ne soupçonnait pas. En complément du travail documentaire, une représentation cartographique et une campagne de photographies ont été menées à bien ; une publication destinée au grand public vient d’être éditée. 

Cette nécessité de l’étude historique des édifices récents est quelquefois même déterminée et renforcée par son urgence. D’abord parce que, comme d’autres productions matérielles, les édifices sont l’objet d’une consommation et d’un renouvellement quelquefois rapides ; soit parce qu’ils sont soumis à une obsolescence des usages, qui touche des catégories entières  (les sanatoriums, les grands cinémas, les station-service) ; soit parce que les enjeux de l’économie immobilière et foncière, ou les moteurs d’une politique urbaine, les condamnent à être remplacés par d’autres. Ensuite parce que les passions et l’idéologie les mettent au premier plan, soit pour les précipiter dans la destruction violente (les Halles de Paris), soit pour, tout au contraire, leur donner une nouvelle survie : ainsi le sauvetage de la villa Savoye, sous la pression d’une pétition internationale en 1959, ou la reconstruction en 1999 du Palais de l’Aluminium à Villepinte.   

Face à cette précarité effective des objets, le projet d’une histoire récente peut conduire à un épuisement des sources documentaires, archives écrites et sources orales, qui peut fonder la protection monumentale ; celle-ci, dans le cadre défini par la loi, qui fait obligation à l’Etat, au nom d’un pouvoir régalien, a pour fin de protéger les témoignages de l’art et de l’histoire. En découle une forte demande d’informations pour donner consistance aux démarches de protection matérielle et symbolique d’édifices respectés, identifiés à un patrimoine historique. L’administration procède par examen de rapports, d’expertises, par la formulation d’avis, par des prises de décision motivées.  Dans ce processus, la place centrale, partagée avec l’expertise architecturale, est occupée par les informations élaborées à partir des sources historiques (archives, document divers, sources secondaires). 

Dans le domaine de la protection du patrimoine, l’administration en France accorde, depuis 1972, un intérêt croissant pour les édifices du XXº siècle, non sans conséquences fortes sur la production historique. La première forme de commande semble bien,  sous le ministère de Jacques Duhamel, à l’initiative du service de la Création architecturale, dirigée par Jean Jenger,  le repérage d’édifices parisiens sur la période 1848-1914, confié à Paul Chemetov (6). Si en 1975, la première campagne de protection d’édifices du XXº siècle, à l’initiative de Michel Guy, ministre de la Culture, ne semble pas avoir mobilisé d’études nouvelles, il n’en sera pas de même quelques années plus tard. En effet, en 1984, la création des COREPHAE (Commissions régionales d’étude du patrimoine historique, archéologique et ethnologique), décentralise la préparation des dossiers de protection, et les confie aux équipes des Conservations régionales des Monuments Historiques. Elle leur impose un travail documentaire, mené par des équipes locales ; celles-ci, en s’appuyant sur les universités et sur les écoles d’architecture, ont produit des réseaux efficaces et durables, qui ont ici ou là infléchi les choix mêmes des objets d’étude. En une vingtaine d’années, l’accumulation de ces études ponctuelles a été remarquable, conduisant, au delà des décisions administratives de protection, à des savoirs inédits. Et, dans plusieurs cas, les moyens mobilisés par l’administration pour la conservation matérielle des édifices protégés, ont ouvert la voie à une étude archéologique et technique des édifices, étude impossible à mettre en œuvre autrement, faute de budgets à la hauteur de ces démarches spécialisées. En découlent des publications nouvelles, qui sont souvent des travaux pionniers, dans la mesure où les enquêtes qu’elles exploitent sont sans équivalent, du point de vue des ressources mobilisées, dans l’historiographie du XXº siècle. 

Cette production historique finalisée, quelque soient ses mérites, a cependant des limites évidentes. Ce sont des études ponctuelles, dans la dépendance étroite de valeurs liées à la reconnaissance préalable des architectes, à des programmes architecturaux prestigieux, ou à des territoires déterminés ; la notion même des “études thématiques”, que le ministère de la culture, à un moment, a mis en œuvre pour inciter à la protection de catégories et de séries, toute intéressante qu’elle soit, n’est qu’un regroupement.  Ces études laissent béantes les questions liées à une histoire problématisée de l’architecture, et aux questions nées de la recherche même. Cette mise en œuvre d’une expertise historique, adaptée et finalisée aux programme de la protection, toute importante qu’elle soit, est donc distincte d’une production historique complète et autonome : elle est relative à un objet séparé, elle est dépendante d’un objet existant. A ce titre, il en découle que cette démarche ne peut pas s’étendre à un ensemble d’édifices dispersés dans l’espace, ni à une question, ni à un concept ; cette démarche ne peut s’appliquer non plus à des projets non construits, ni à des édifices disparus.  Le domaine de la protection patrimoniale, par ses limites, ne peut s’identifier à une démarche fondamentale ; c’est un domaine d’application. 

Les axes fondamentaux que doit traiter l’historien de l’architecture du temps présent consistent à identifier les significations et les valeurs incluses dans la production de bâtiments, dans un corpus tel que les œuvres de l’architecture prennent, pour une période donnée, une place organique dans une histoire matérielle, politiques, sociale, culturelle et artistique.  Pour ce travail de fond, on peut distinguer des formes diverses, que je me propose d’éclairer par des publication récentes. D’abord établir dans un récit la saisie d’une période ou d’un moment, dans un territoire donné, un récit qui se propose de faire la synthèse des connaissances, de construire la relation aux données historiques générales, aux prises de position et aux doctrines. Bien entendu, on distinguera l’étude de synthèse de l’étude pionnière, la première à déchiffrer une question. Parmi les  critères de validité de ces études, le découpage chonologique de la période traitée, le début et la fin, mais aussi les phases intermédiaires, est un résultat en lui-même. Souvent sous la forme d’un ouvrage collectif, avec les avantages et les inconvénients du genre, associée éventuellement à une exposition, cette démarche privilégie la mise à jour des connaissances.  J’estime que l’exemple le plus positif de cette accumulation systématique de connaissances se trouve dans l’ouvrage L’art de l’ingénieur, associé à l’exposition éponyme organisée par le Centre Georges-Pompidou (7).   Dans la forme d’une encyclopédie, qui assemble des rubriques thématiques et des notices biographiques, cet ouvrage conduit à franchir un grand pas sur la question, et met en place une remarquable vision d’ensemble, étendue jusqu’à nos jours. 

Mais la valeur de ce type de démarche est fragile, pusiqu’elle est inversement proportionnelle aux lacunes, aux manques, qui déséquilibrent des entreprises par ailleurs estimables. Ainsi, l’étude Les années 30 : L’architecture et les arts de l’espace entre industrie et nostalgie, riche d’apports  neufs sur  l’architecture de cette période de crise, concentrent les analyses sur la production de cinq pays (Allemagne, Etats-Unis, France, Italie, URSS) (8).  En ignorant des territoires aussi actifs que ceux de la Grande-Bretagne, de la Scandinavie, du Japon et du Brésil, on  créée une distorsion étrange dans l’approche d’un phénomène majeur dans les années 1930, la réception et le transfert, entre centres et périphéries. Il reste que ces études, et en particulier, lorsqu’elles accompagnent un bilan sur les arts de la période, apportent une transversalité précieuse. Ainsi mes études des architectures des années 1950, assemblées avec un bilan sur les arts de la période en Europe, trouvent leur portée dans la confrontation avec les arts du moment (9). Bien entendu, et faute d’une exhaustivité, souvent illusoire, un projet peut trouver sa cohérence historique dans une approche historique d’une période, appuyée sur une sélection significatives d’études monographiques. Ce que nous avons tenté de faire pour l’étude des architectures de la croissance en France, marquée par un encouragement de l’innovation et une production intense d’édifices originaux (10). 

Fragment de cette saisie d’ensemble, l’histoire d’un programme architectural, a l’avantage de présenter, en raison du caractère spécialisé de la question, une cohérence qui permet un parcours souvent éclairant. Les études historiques qui se limitent à une catégorie de bâtiments imposent par contre un inventaire documentaire convenable ; leur intérêt est renforcé par la clarté de la relation entre la demande et l’offre, qui peut répondre à une conjoncture limitée dans le temps. Ainsi,  le programme de l’école en plein-air, qui est lié à un moment de la prévention en milieu scolaire contre la tuberculose ; né en Allemagne en 1881, il est abordé par les maîtres d’ouvrages dans plusieurs pays européens, dans des contextes à la fois proches et différenciés, et connait un vrai développement entre les deux-guerres, lorsque l’offre architecturale se prête à des opérations architecturales très novatrices (11). L’architecture du sanatorium, qui produit une démarche typologique cohérente, et qui est, de la même façon, limitée dans le temps,  se prête à une étude à l’échelle européenne (12). 

 Le projet d’une étude fondamentale peut avoir d’autres ambitions. On propose l’hypothèse que l’historien de l’architecture du passé récent est en mesure d’être celui qui se propose de révéler des questions enfouies, des problématiques cachées, des situations non évidentes. Dans un domaine complexe où la chonique et le débat de doctrine ne couvrent qu’une petite partie du champ, immense et complexe, couvert par les opérations, l’expérience prouve que des points de vue inédits, appuyés sur des ensembles comparatifs, débouchent sur des éclairages neufs, sur des nouvelles réalités. 

La mise au point de l’épaisseur sociale des pratiques de l’architecture peut être un de ces axes. En précisant l’articulation des démarches, de la commande à la conception et à la réalisation, en intégrant les usages, et les différents niveaux de la réception, le récit gagne du terrain, s’étend à la complexité des opérations, à leur installation dans la durée. Non seulement, en amont, les circonstances détaillées de la décision, de l’élaboration, la relation au débat du moment sur le programme et sur l’usage attendu, deviennent des objets d’étude et des composantes du récit, mais aussi, en aval,  les usages, les représentations, les investissements ultérieurs, dans la maintenance, dans les transformations, dans les destructions même, prennent leur place dans une histoire plus complète. L’œuvre devient le lieu où se croisent des signifacations et des enjeux jusqu’alors insoupçonnés, qui sont dynamiques dans la durée, qui se transforment, se renouvellent. L’édifice est le point d’appui d’une histoire sociale relative, qui a son terrìtoire et sa durée. Cet enrichissement de l’histoire de l’architecture, que nous avons tenté dans l’étude des Unités d’habitation de Le Corbusier, conduit par exemple à découvrir que l’Unité de Rezé devient, chemin faisant, et trente ans après sa construction, un enjeu de la politique municipale, avec de multiples conséquences, pratiques et symboliques (13).  C’est dans ce sens, celui d’une histoire extensive de l’architecture,  que nous avons orienté l’activité de recherche, ces dernières années, une démarche qui a rencontré de larges complicités, dans des séminaires, des colloques et des publications (14). 

Un autre projet fondamental consiste à révéler que, malgré la dispersion des démarches et la profusion des édifices, des systèmes cachés sont enfouis, que la chronique, même lorsqu’ils ont été aperçus par un auteur avisé, n’a pas vraiment ni approfondis, ni consacrés.  L’étude de  l’invention typologique dans la période contemporaine relève de ce domaine. Ainsi le comble inversé, une solution nouvelle pour le couvrement des volumes ;   par son importance dans le volume, dans la silhouette, dans l’escamotage du matériau de couverture, il prend, au delà de sa dimension technique, une place qui relève de l’intervention typologique. Le comble inversé, assez fréquent pour les édifices de petite et moyenne dimension, se limite à des offres de solutions ponctuelles (chez Le Corbusier, Niemeyer, entre autres) avant d’atteindre un développement régional, à partir de la seconde guerre mondiale, dans plusieurs sites et programmes. Parmi bien d’autres innovations typologiques, celle du batiment double, de part et d’autre d’un espace intermédiaire qualifié, est à la fois incontestable, et participe aux péripéties d’une histoire refoulée des types architecturaux, écartée au profit de la considération exclusive pour les œuvres singulières. Pourtant, la chronique, il y a une vingtaine d’années, a identifié le dispositif de la double barre, avec sa particularité formelle, par Jean-Claude Garcias (15). Depuis, d’autres manifestations se sont accumulées ; elles donnent des repères, quelquefois brillants, qui établissent les ressources pratiques du nouvel espace, et, en répondant à de nouveaux critères d’usage, elles le justifient, lui donnent un sens. C’est ce premier bilan, sur un corpus plus large et particulièrement nourri par l’actualité, que nous pouvons évoquer ici. Le dispositif est à la fois discret et peu flagrant comme forme, et en même temps porteur d’un fascinant potentiel d’interprétations. Peu flagrant, au point que les doubles barres n’ont pas suscité un terme propre pour les nommer. “Doubles barres”, “barres jumelles”, “barre double”, ces termes restent inusités dans la pratique, comme si le type n’accédait pas à l’existence, comme si la parenté formelle de ce dispositif avec la rue, bordée de deux immeubles inscrits dans le même gabarit (dans le schéma haussmannien, entre autres), dispensait les barres jumelles de toute existence propre. Les lignes qui suivent ont justement pour objet de mettre à jour la grande originalité de cet accouplement, originalité qui justifie que ce dispositif soit reconnu comme un type.

L’intérêt principal du dispositif est que, justement, les barres jumelles, lorsqu’elles sont séparées par un espace intermédiaire qui n’est pas une rue, produisent un ensemble nouveau et spécifique. L’accouplement, en déterminant un troisième élément, produit, en associant les pleins et le vide médian, un ensemble ternaire, qui efface les composants binaires, au point qu’il n’est plus question de les nommer en tant que tels. Bien entendu, c’est la forte valeur d’usage de cette association qui fixe l’intérêt de l’ensemble ternaire, que nous nommerons maintenant le type 3.    

 Des architectes précurseurs ont intuitivement saisi l’intérêt du dispositif, et dans le temps même où s’imposait la barre comme type dominant. Pour abriter les services d’exploitation d’Air-France à Orly, Edouard Albert dessine le projet de deux barres parallèles de quatre niveaux, reliées par une passerelle vitrée (plan : 1958 ; construction : 1959-60). Solution pragmatique pour réunir une importante surface de bureaux (14 000 m2 de surface utile, dans une construction légère (tubes d’acier soudés), le dispositif est prévu pour une éventuelle extension (3000 m2) en fermant le plan aux deux extrémités (extension qui ne sera pas réalisée). L’agrément et l’élégance de l’espace intermédiaire sont réels et ont sans doute joué un rôle dans l’intégrité du bâtiment depuis. Mais cet ensemble ternaire, dans cet édifice apprécié (M. Besset, 1967), n’est jamais considéré pour lui-même.

Une étude de Jean Bossu,  “Une artère résidentielle” résulte du mûrissement d’une idée que l’architecte formule en 1959 (16). Elle semble procéder à la fois de sa fascination devant l’Unité d’habitation de Marseille et du souci de produire un dispositif plus urbain, sans doute inspiré par ses travaux dans la reconstruction d’Orléansville (El Asnam aujourd’hui). Le projet de Bossu, qui aurait pu devenir un manifeste typologique, reste le projet d’une œuvre singulière.

C’est à Brasilia que se trouvent les manifestations les plus fortes du type 3. Dans les superquadras, Lucio Costa dispose en rangées doubles des barres de logement collectif, opposées de part et d’autre d’un espace de service, sur lequel donnent des élévations passives, sans articulation, formées de claustras, tandis que les pièces de séjour donnent de l’autre côté sur le parc. Oscar Niemeyer, à l’Université de Brasilia (1960-62), montre dans un équipement officiel et à grande échelle, l’extrême intérêt du dispositif : deux barres (R + 1), séparées par un double portique et un jardin, assurent une excellente circulation, et la continuité des lieux de travail et de convivialité. Elles sont appuyées sur un niveau souterrain, et sous un des portiques court une rue accessible aux véhicules de service, qui dessert entre autres les laboratoires scientifiques.  Sur un plan légèrement cintré dans la partie centrale, mais rectiligne aux extrémités, les deux bâtiments, dans deux volumes continus, accueillent les salles de cours, les bureaux, les amphis ; des cafétérias prennent place dans l’espace intermédiaire, coupé de place en place par des circulations transversales, sur les deux niveaux ; le contrôle de l’ensoleillement des bâtiments est assuré par l’étude précise de la coupe du portique exposé au nord, et l’arrosage quotidien des espaces plantés contribue à établir une appréciable fraîcheur dans les portiques. L’espace intermédiaire reçoit les circulations longitudinales et transversales, les accès aux étages. Les deux élévations extérieures, répétitives et fermées, sont des parois passives et monotones, alors que l’espace intermédiaire, dont la continuité visuelle agréable se prête à la découverte progressive, est dynamique et attrayant. 

Le type 3 est une offre stimulante pour répondre aux critères de l’aménagement urbain actuel. A Lyon, dans la Cité internationale (R. Piano arch., projet 1986, réalisation 1991-1995), les deux files de bâtiments limitent une voie intérieure, pour piétons, protégée dans la partie centrale par une verrière discontinue ; le dispositif reprend le tracé d’une ancienne rue, tracée entre les immeubles (disparus) de la Foire de Lyon. Les nouveaux immeubles disposent de vues vers l’intérieur et vers l’extérieur, mais ce “véritable morceau de ville, confidentiel et recueilli” (R. Piano), est construit à l’abri de la ciculation extérieure, dont il protège. 

 L’actualité la plus vive du dispositif est dans son utilisation presque systématique dans des programmes où l’adaptation du bâtiment au climat est recherchée en constituant un espace tel qu’il économise l’énergie éléctrique habituellement utilisée pour rafraîchir et ventiler les locaux. Le plus démonstratif de ces bâtiments, et malgré la notoriété de son architecte, est cependant passé pratiquement inaperçu : le lycée Albert Camus, construit à Fréjus par Norman Foster (1992-93). Il comporte deux files de deux niveaux de salles de classe, face à face, recouvertes d’une double coque de béton armé. L’espace intermédiaire, qui contient à la fois le hall, les coursives de circulation et les passerelles à l’étage est recouvert d’un lanternau continu, qui absorbe la lumière incidente, atténue l’éclairement de l’espace intermédiaire, et évacue l’air chaud. 

Sur le même principe, explicité dans la coupe, on trouve dans la dernière période de nombreuses études et des projets, dans les milieux préoccupés par la problématique d’une architecture environnementale. A Berlin, les études de l’ingénieur-urbaniste Eckart Hahn pour une construction solaire intégrée, pour Postdamer Platz, se fondent sur deux files de bâtiments doubles, dans lesquels l’espace intermédiaire est recouvert d’un vitrage (dessin publié dans T&A, nº 407-1993). En fait, sur ce site,  le magasin Die Arkaden, de Renzo Piano, adapte le type 3 au programme d’un grand magasin. Un bâtiment de bureaux et de laboratoires, le centre technologique d’Oberhausen (à IBA Emscher park, Reichen et Robert, projet de 1993), dessine un double croissant, séparé par un intervalle recouvert d’une verrière. Construit, l’immeuble de bureaux de Verbundnetz Gas AG, à Leipzig (Becker, Gewers, Kühn arch., 1995), comporte, sur un soubassement commun, deux barres de trois et six niveaux, séparées par un espace intermédiaire couvert. En construction dans la Ruhr (concours 1992), le centre de formation de Herne Sodingen (F.-H. Jourda et G. Perraudin arch.), sous une enveloppe de verre portée par une structure de bois, assemble deux files de bâtiments séparés par un large espace intermédiaire.

 Pour aller plus loin encore dans sa mission de dévoilement, il reste enfin à l’historien de l’architecture à préparer, dans son domaine,  les bases d’une compréhension des mécanismes généraux de cette activité. Il doit contribuer à donner les schémas d’une économie politique de l’architecture, persuader qu’elle mérite d’être dépouillée du prestige et de l’obscurité qu’elle tient encore, ici ou là, des Beaux-arts.  Autrement dit,  pour cet art utile, dans quelle relation inscrire les rôles respectifs des partenaires, de la culture savante des professionnels et des besoins, de la recherche et de la conjoncture. La théorie d’un échange équilibré entre la demande et l’offre semble pouvoir répondre à ces questions. Il reste en effet à l’historien à être disponible pour alimenter en termes accessibles la culture des citoyens,  et la compétence des professionnels. A moins que les intérêts étroits des professionnels revendiquent encore une tutelle sur la démarche de l’histoire ; dan ce cas, la messe est dite, et l’histoire retournera à sa fonction d’instrument de légitimation.

Il est vraisemblable au contraire que le projet d’une histoire extensive convient à ceux, plus inquiets, qui admettent l’idée que leur rôle dans la conception de l’édifice est le travail d’un médiateur de l’espace et des durées.  Médiateur de l’espace urbain qui se renouvelle, médiateur du temps long, de la perénnité des choses du bâti, et du temps court  des usages, des équipements vites obsolèrtes ; médiateur d’un espace durable et d’un espace consommable. Pour eux,  l’histoire extensive du lieu et du construit a un sens. C’est pour eux que s’écrit cette (nouvelle) histoire. 


©Gérard Monnier


Notes


1. Dans le catalogue d’une exposition à Berlin, où le projet de la Blumenzimmer  était exposé.

2. BRIOLLE Cécile, FUZIBET Agnès, MONNIER Gérard, La villa Noailles, Marseille, éditions Parenthèses, 1990. 

3. Cf. POUILLON, Fernand, Mémoires d’un architecte, Paris, Le Seuil, 1968. 

4. VOLDMAN Danièle, “La reconstruction  des villes après les guerres : histoire de la constitution d’un objet d’étude”, Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture / Fondation Maison des sciences de l’homme, 2003, p. 351-359.

5. BESSET Maurice, Nouvelle architecture française - New French Architecture, Stuttgart, Verlag Gerd Hatje, 1967.

6. Cette première étude est publiée sous la forme d’un catalogue d’exposition, Architectures Paris 1848-1914, en 1976.

7. PICON Antoine, dir., L’art de l’ingénieur, Paris, Centre Georges Pompidou / Le Moniteur, 1997.

8. COHEN, Jean-Louis (dir.),Les années 30 : L’architecture et les arts de l’espace entre industrie et nostalgie, Paris, Editions du Patrimoine, 1997.

9.  MONNIER,  Gérard,  "Actualité de l'art sacré" (pp. 48-53),  "La reconstruction et l'architecture en Europe" (pp.190-198), "L'architecture des années cinquante" (pp. 263-271), dans l'ouvrage collectif L'art en Europe 1945-1953,  Genève, Musée d'art moderne de Saint-Etienne-Skira,1987. 

10. MONNIER Gérard et KLEIN Richard ( dir.) , Les années ZUP. Architectures de la croissance 1960-1973, Paris, Picard, 2002. 

11. CHATELET, Anne-Marie, Les Ecoles de plein-air, Suresnes, Publications du CNEFEI, sd. 

12. CREMNITZER, Jean-Bernard, L’architecture du sanatorium, mémoire de DEA, Université de Paris I, 1998

13. MONNIER, G. Le Corbusier, Les Unités d’habitation,  Editions Belin, Paris, 2002 . 

14.Image, use and heritage. The reception of architecture of the Modern Movement, VIIº conférence internationale de DOCOMOMO, UNESCO, Paris, 16 au 21 septembre 2002 ;  KLEIN Richard (dir.), La réception de l’architecture, Lille-Paris, Ecole d’architecture de Lille / Jean-Michel Place, 2002 ;  MONNIER, Gérard (dir.), L’architecture : la réception immédiate et la réception différée. L’œuvre jugée, l’édifice habité, le monument célébré, Paris, Publications de la Sorbonne, sous presse. 

15. GARCIAS Jean-Claude, “Les barres jumelles”, Techniques et Architecture, avril 1982. 

16. Publiée dansTechniques  et Architecture, nº 6-1967.

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