LE CORBUSIER, LC Universalis 2005

Le Corbusier


Que ce soit pour avoir conçu et construit des édifices-clefs du XXº siècle, en proposant des types architecturaux nouveaux, comme les Unités d’habitation, ou de fascinantes œuvres singulières,  comme la villa Savoye ou la chapelle de Ronchamp, Le Corbusier (1887-1965) s’est imposé comme un architecte de premier plan.  Son autorité sur les architectes, des années 1920 aux années 1960, a été exceptionnelle, en Europe, de Barcelone à Moscou, en Amérique, du Brésil aux Etats-Unis, et en Orient, de l’Inde au Japon. Elle résulte d’une étonnante capacité à dépasser les limites d’une tradition architecturale épuisée, à proposer des solutions pratiques relatives aux problèmes du monde moderne, tout en renouvelant de fond en comble la création artistique personnelle avec des œuvres d’une exceptionnelle intensité.  A ses obsèques, dans la Cour du Louvre, André Malraux, au nom de la République, avait donné un coup d’envoi inspiré au culte du héros. Aujourd’hui encore, des étudiants, dans un flux continu, visitent et photographient ses œuvres, des chercheurs traquent d’ultimes informations dans les archives de la Fondation Le Corbusier, des auteurs célèbrent le charisme de l’homme et de l’artiste.

Rien ne prédispose Charles-Edouard Jeanneret, le futur Le Corbusier, à ce destin. A La Chaux-de-Fond, dans le Jura suisse, sa formation de graveur de boîtiers de montres, une spécialité devenue désuète, le conduit à observer du dedans la crise des industries de l’art et du luxe au début du siècle, au moment de l’Art nouveau. Son autoformation à l’architecture procède de façon empirique ; alternent des projets d’édifices, construits pour une  clientèle locale,  des voyages, en Italie et en Grèce, conduits avec une curiosité d’ethnographe, et des stages dans des agences d’architectes novateurs, cher Behrens à Berlin, chez Perret à Paris,

Son installation à Paris, en 1917, est à l’origine d’une rapide mise à jour de sa culture, au contact d’un mentor, le peintre Amédée Ozenfant, qui l’initie à la peinture d’avant-garde. Ses activités entre 1917 et 1922 se partagent alors entre la peinture puriste, la technologie empirique (suivie du dépôt de brevets), des projets d’édifices (abattoirs, lotissements de maisons ouvrières), l’édition et l’écriture, puisqu’il devient le principal animateur d’une revue, L’Esprit Nouveau, où, sous le pseudonyme de Le Corbusier, il rédige d’étincelants articles sur l’architecture et sur l’urbanisme. Ces textes, réunis en 1923 dans un ouvrage, Vers une architecture, lui ouvrent la voie de la commande d’édifices : à Paris une maison-atelier pour Ozenfant, une villa pour un jeune banquier amateur d’art, La Roche, et à Pessac un ensemble de maisons « en série », pour un industriel de Bordeaux, Henri Frugès. Dans ces constructions en béton armé, enduites et peintes, l’architecte met à l’épreuve les premiers éléments d’une esthétique radicale, fondée sur une typologie nouvelle (toit terrasse, pilotis), et ceux d’un habitat expérimental, où se combinent l’ingéniosité d’un agencement pratique et le parcours comme expérience sensible, nourrie par la polychromie et le contrôle de la lumière. 

Ces textes et ces premières constructions ont l’impact de véritables manifestes, au lendemain de la Grande Guerre, sur l’opinion du plus grand nombre, dont l’horizon d’attente se nourrit de la confiance dans une modernité bienveillante, de la croyance dans les applications bénéfiques de l’industrie à la vie de tous les jours, tout ce contexte dynamique qui est celui des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Les trouvailles du langage, la « maison en série », la « machine à habiter », la « promenade architecturale », le « jeu savant, cohérent et magnifique, des volumes assemblés sous la lumière », tiennent lieu chez le Corbusier d’une approche théorique. Très en avance sur les professionnels de son temps par l’usage du verbe et de l’image, il apprend à tirer parti, au fur et à mesure, des médias, captive la presse par des études provocantes (le plan Voisin pour Paris en 1925) ou lance à son profit la polémique après son éviction du concours pour le Palais de la Société des Nations, à Genève, en 1926. Il s’impose alors sur la scène internationale, participe avec vigueur aux débats des Congrès internationaux des architectes modernes (CIAM, à partir de 1928), icontribue au chantier du Weissenhof à Stuttgart, s’installe dans la posture de l’expert appelé à Moscou comme à Rio-de-Janeiro, et revendique avec panache le rôle du consultant pour les décideurs du monde entier. 

Des œuvres de premier plan, entre 1927 et 1935, donnent une substance accomplie à ce moment décisif pour saisir l’intelligence de sa modernité et son esthétique : la villa Savoye (1928-1931), le pavillon de la Suisse à la Cité universitaire (1931-1933), les études pour l’habitat  collectif (la Ville radieuse, 1935), toute une production qui s’appuie sur le travail collectif de jeunes architectes, venus du monde entier travailler dans le petit atelier de la rue de Sèvres. La publication de l’Œuvre complète (1930-1970) consacre une manière de penser, diffuse un répertoire de références et stimule la recherche typologique,.

La crise économique, puis la guerre, suspendent les commandes, réduisent l’activité de l’agence à une architecture de papier. Le Corbusier se réfugie dans l’écriture (La Charte d’Athènes, 1943), et dans la peinture, qui lui donne une expérience du geste et de la spontanéité qui contribue à le détacher de l’esthétique précise des « villas blanches ». Dans la France de la Reconstruction, la commande de l’Etat, enfin venue, lui permet dans l’Unité d’habitation de Marseille (1946-1952) de réaliser son concept du logis pour la « ville machiniste », d’introduire la mesure et le module dans le projet (le Modulor, 1950), et de sublimer la masse du béton brut. La chapelle de Ronchamp (1951-1955) et le couvent de la Tourette (1956-1959) confirment le primat de l’imaginaire sur le projet, qui intégre la couleur et la lumière à l’espace construit. A Chandigarh enfin, le gouvernement de l’Inde trouve en Le Corbusier l’interprète idéal pour les monuments symboliques de l’indépendance (1951-1962).  

Mais, dans les années 1960, sa démarche cesse d’être en connivence avec le moment historique. Le Corbusier ne pèse plus sur la réponse aux questions que posent l’urbanisation de la ville et la construction industrialisée ; faute de produire lui-même de nouveaux messages visionnaires, ce sont ses émules, Lucio Costa à Brasilia, et Kenzo Tange au Japon, qui prennent le relai.


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