COLLOQUE “COMMENT PAUL DEVIENT CÉZANNE”

Publié le par Gérard Monnier

Colloque Comment Paul devient Cézanne

Centre des Congrès, Aix-en-Provence, 14-15 septembre 2006

Publié RHAA, Campinas, nº 7 janvier-août 2007, p. 45-51.



Gérard MonnierLes territoires successifs de Cézanne 


 Cézanne en Provence, bien sûr ; mais, du point de vue des sites représentés, constate-t-on une permanence ? ou une évolution ? La notion de territoire du peintre, dans mon propos, sera à la fois physique et topographique – les sites où le peintre de paysages opére - , mais aussi sera saisie comme la résultante de choix culturels.  Je me propose d’observer, avec un point de vue d’iconographe, les relations de Cézanne avec le motif de la ville, et par extension, avec celui de paysage habité, des relations qui sont à l’origine de tous ces paysages situés dans ce que nous nommons aujourd’hui le péri-urbain. Une approche plus typologique que morphologique, la typologie étant la démarche qui subsiste pour le généraliste, confondu par les savoirs approfondis des spécialistes.   

Une évidence tout d’abord :  Cézanne est longtemps attentif, à la suite de Corot et de Pissarro, à l’image des constructions  insérées dans le paysage : la plupart des paysages qu’il peint, jusqu’à la fin des années 1870, relèvent de ce type. Il va suivre ensuite une trajectoire peu banale ; dans les années 1880, après avoir atteint un sommet avec les vues de Gardanne, le regard de Cézanne sur la ville s’atténue, au point, dans les années 1890, qu’il abandonne à peu près systématiquement le thème du paysage habité. Je m’interroge sur cette absence ; une absence d’autant plus problématique que, pendant de longues périodes, auparavant, le regard de Cézanne sur les rapports des constructions et des paysages développe les données du paysage habité avec une substance picturale forte et précise. Je propose, pour saisir cette altération des types et des thèmes, de considérer comme des faits ces absences, et aussi les présences allusives qui les précèdent et les annoncent.  

J’ai précédemment montré, à propos de la place des arts dans l’histoire culturelle comment, en Provence au XIXº siècle, les paysages des peintres sont, de Loubon à Guigou, dans la dépendance étroite d’une culture urbaine  ; la plupart de ces peintres utilisent une vision à distance de la ville, et ils mettent en évidence routes et chemins . Tous ces praticiens du paysage en Provence sont des citadins qui font le choix d’un accès à des lieux identifiés avec précision, souvent dans des sites urbains ou périurbains dont le nom donne le titre du tableau ; ce sont sans exception des praticiens de la toponymie. 

Comme chacun sait, Cézanne, dès ses débuts de peintre, fait une place à la peinture de paysage ; dans le choix des motifs, il se distingue de ces paysagistes provençaux, par le choix de motifs limités et qui ne font pas une référence systématique à la toponymie ; pour quelques toiles qui consacrent déjà le motif familier du Jas de Bouffan,  la plupart, qu’ils  soient peints à Paris ou en Provence, sont anonymes, et doivent leur identité aux historiens de Cézanne, à Venturi, puis à John Rewald et Léo Marchutz. La plupart de ces paysages sont dans des sites urbains, avec le cas échéant, une identité précise : les premiers paysages de l’Estaque (en 1870-1871), et à Paris les paysages à Montmartre et à Bercy (entre 1869 et 1872). James Rubin a montré l’attention du peintre sur les sites industriels de la Provence intérieure en 1870. Cette indication de l’impact de l’industrie sur le paysage est à nouveau notable dans les années 1880 à l‘Estaque. 

J’estime cependant que cette orientation reste largement incomplète et au moins hésitante. Cézanne qui a constamment accès, en Ile-de-France, puis à Aix, à l’Estaque et à Gardanne, à des sites industriels, ne fait pas le choix de se consacrer au paysage habité par l’industrie ;  à la différence de Pissarro et de Guillaumin, et mis à part le dessin de Usines à l’Estaque (aquarelle, 1869, Musée Granet, qui ne conduit pas, notons-le, à une œuvre picturale aboutie), et une vue de Saint-Henri, ces tentatives sont sans lendemain, et le thème industriel disparaît ensuite complétement. 

Je ferai des remarques de même nature sur les limites de l’intérêt de Cézanne pour le thème ferroviaire, qu’il ne traite pas vraiment.  Il aborde le thème du chemin de fer de façon étrangement indirecte, par le biais des effets du tracé sur le paysage, comme James Rubin vient de le montrer ; mais ce sont des effets discrets : pas de locomotive (sinon celle, cachée à la vue, à l’exception de la cheminée, dans le dessin mentionné ci-dessus), pas de vision des ouvrages d’art, ni des chantiers importants, qui bouleversent temporairement, de 1875 à 1877, l’espace urbain et péri-urbain à Aix : chantier du viaduc ferroviaire de l’Arc, chantier du percement du remblai (sous l’actuelle avenue des Belges), chantier de la gare.  

Or Cézanne est un voyageur qui utilise sans restriction le train à cette époque. Ce nouvel équipement, qui mieux que les routes, désenclave la ville, permet à Cézanne la mise en œuvre d’une mobilité systématique, qui lui donne accès à des sites plus éloignés, qu’il atteint tous par le chemin de fer. En effet, à partir de 1864, Cézanne commence une vie de nomade, alternant des séjours à Paris et dans ses environs (Auvers, Fontainebleau), à Aix, et aussi à l'Estaque (à partir de 1870, où, avec la complicité familiale, il se met à l'abri d'un appel sous les drapeaux), et à Gardanne (à partir de 1885).  Un Cézanne nomade était impensable dans la génération précédente ; ce nomadisme est en effet tributaire de la mise en service du chemin de fer, du fameux PLM, puis des lignes, qui vont de ville à ville ; Cézanne, voyageur et nomade, est par là, notons-le, un homme de son temps, qui utilise le chemin de fer sensiblement plus que les autres peintres de sa génération. Tout particulièrement, les résidences de Cézanne dans les environs d'Aix, à l’Estaque comme à Gardanne, sont en relation étroite avec l’utilisation des lignes de chemin de fer locales, d'Aix à Marseille, via Vitrolles et l'Estaque d'abord, puis via Gardanne (à partir de 1877). Mobilité ferroviaire, moderne et consentie, indéniablement, qui étend autour de la ville les sites accessibles, et qui les disposent dans un réseau. Evidente et paradoxale absence, donc, que  cette absence du paysage ferroviaire, à un tout petit nombre d’exceptions prés, et encore sont-elle bien peu explicites, et bien loin de faire une place à une vision plus ou moins héroïque du train et de la locomotive. 


Comparée à ces démarches allusives sinon restrictives, l’approche par Cézanne du paysage habité, dans des sites agricoles, apparaît avec une toute autre plénitude.  On peut en dater les débuts en 1872, au moment des séjours de Cézanne à Pontoise et à Auvers, où il s’installe à demeure pendant deux ans  . Dans cette période, le peintre, très proche de Pissarro - dont il copie même un paysage - dégage deux types de paysage habité bien distincts : d’une part il explore les ressources du thème de l’agglomération vue à distance, d’autre part il expérimente le thème des vues fragmentaires, où une ou plusieurs constructions sont au centre de le composition (la plus célèbre est la Maison du pendu).  Les deux types condensent, à la suite de son mentor Pissarro, comme la substance même de la peinture en plein air. 

Dans les vues à distance semble se produire une exaltation jubilatoire de la mise en espace.  Le choix est celui de sites ordinaires – un critère constant depuis Corot -  dont le nom, bien que fréquemment précisé, ne produit pas la moindre dénotation au paysage-que-chacun-a-vu ; on est bien loin des critères de la célébration des références du paysage-spectacle. Chez Cézanne, cette prégnance des sites proches de la ville, et d’où on voit la ville, est l’objet d’un traitement spécifique. La toile Auvers, vue panoramique  (1872-1875, Chicago Art Institute), qui trouve son ampleur dans une perspective plongeante,  consacre le nouvel intérêt pour la géométrie des bâtiments, dont le peintre assemble avec une sorte de délectation les éléments (murs pignons et combles). Pendant une quinzaine d’années, la vue à distance d’un paysage habité de constructions diverses nourrit la vision de Cézanne, lui donne son identité.  Dans de nombreux cas, des arbres au premier plan encadrent de façon théâtrale et, admettons-le, conventionnelle, la vue lointaine. Notons-le dès maintenant, la définition des constructions, dans ces vues lointaines, ne cesse de diminuer à partir de la fin des années 1880. Dans les paysages de la vallée de l’Arc et de la Sainte Victoire vue de Valcros, seule subsiste l’indication sommaire du viaduc de l’Arc, et la ville d’Aix, qui la prolonge à gauche dans la toile, est systématiquement dépourvue de toute indication de bâtiments,  monuments ou autres, une ablation qui évidemment résulte de toute autre chose que d’un choix optique.  


Dans les vues fragmentaires, les sites de côtes et de côteaux procurent des vues frontales intéressantes et novatrices, dans des mises en page spécifiques . Pissarro en avait tiré un parti constant dès 1867, remarqué par Zola. Cette recherche de la frontalité, qui aura le destin d’une formule et qui marquera l’esthétique du paysage pendant plusieurs générations de peintres, contamine les vues où le peintre se dispose à partir de points de vue élevés, en remontant la ligne d’horizon très près du bord supérieur de la toile. Cette formule de la vue frontale du côteau revient dès lors de nombreuses fois : dans Vue d’Auvers : la barrière ( 1873-1875), dans Pontoise : l’Ermitage (1875-1877), dans La Côte du Galet à Pontoise (1879-1882), et aussi dans Médan ; château et village (1885, V.439) ; elle est reprise à la suite à l’Estaque, lorsque le peintre tourne le dos à la mer, avec Maisons à l’Estaque (1880-1885 ; collection Mellon), ou dans le Viaduc à l’Estaque ; elle culmine avec les trois toiles qui consacrent les sensationnelles vues pré-cubistes de Gardanne (1885-1886). La vue frontale se retrouve encore avec une particulière intensité dans les trois paysages de Chantilly en 1888 ; elle se perpétue, dans les œuvres tardives, dans l’interprétation des sous-bois et des carrières de Bibémus. 

Le traitement des deux principales composantes des paysages habités – formes végétales et bâtiments - suscite une analyse. Autant les paysages de Cézanne sont pauvres d’indications documentaires sur les formes végétales - à l’exception des arbres, qui font l’objet d’une attention particulière -  autant sa vision est infiniment plus précise lorsqu’il s’agit des éléments construits ; dans la représentation de ceux-ci,  Cézanne introduit une capacité manifeste à séparer, à distinguer et à décrire : il distingue les typologies des bâtiments dans les sites de l’Ile-de-France de celles des constructions en Provence :  les combles, les matériaux de couverture, les percements des murs, le dessin des travées de baie, font l’objet d’une approche documentaire poussée. Avec les vues de Gardanne, Cézanne opère à la fois la reconnaissance de la valeur monumentale d’un site urbain, en modifiant à chaque fois le point de vue, et l’expérience stylistique picturale qui met en question la vision perspective naturaliste, au profit d’une remarquable construction de la figure peinte.  C’est un aboutissement et une limite :  les vues de Gardanne concluent cette vision de la ville, cette posture d’un face à face, attaché à fixer dans les conditions de la peinture l’éloquence d’un site monumental, dans une vision exaltée. On ne retrouve plus cette veine ensuite.  Ni dans la série des vues de l’Estaque, où les vues lointaines d’un site urbanisé, à partir d’un point de vue élevé, sont confrontées à l’espace maritime.  Ni dans les vues lointaines de la Sainte-Victoire, où l’échelle estompe les formes construites - à l’exception du viaduc ferroviaire sur la vallée de l’Arc – dans des vues lointaines où la morphologie l’emporte sur les traces de l’activité humaine. Dans plusieurs toiles, à l’Estaque et dans les vues de la Sainte-Victoire vue du sud, c’est à dire de Beaurecueil, le peintre maintient longtemps sa vision des bâtisses ordinaires, et il insiste sur leur inscription volumétrique dans un site minéral. Dans les deux sites – et cela a été souligné pour le site de l’Estaque -  la démarche du peintre, dans sa recherche des points de vue, conduit des parcours à distance,  avec une insistance qui implique la recherche inquiète d’une vision spécifique. 


Dans la dernière période, a partir de la fin des années 1880, la relation de Cézanne au thème des images de la ville change radicalement ; elles disparaissent, la représentation des sites périrubains l’emporte, la toponymie précise devient l’exception. Tout au long du XIXº siècle, les peintres avaient souvent choisi leurs motifs dans les territoires des périphéries urbaines : ainsi ce paysage de Guigou de 1867, où la route, la route du voyageur, occupe une place majeure ; Cézanne, à la suite de Pissarro, a longtemps fait de la route un élément de ses tableaux ; à Pontoise, à l’Estaque, la « route tournante », mentionnée telle que dans les titres, figure au premier plan de nombreux paysages. Dans la dernière période, après 1890, la route disparaît des tableaux. Je mets cette absence en relation avec l’accès du peintre à des sites différents, lorsque Cézanne parcourt les environs d‘Aix, à partir des Lauves, avec une manifeste volonté d’exclusion ; citadin, il tourne le dos à la ville, il s’adosse à l’agglomération ; il pénètre dans une nouvelle portion du territoire péri-urbain, pour une nouvelle expérience du paysage, qui pour une part est une immersion dans le milieu végétal et minéral. Dans des paysages qui n’ont plus ni route ni chemin, le peintre pratique une sorte d’immersion dans un milieu minéral et végétal, où il semble affirmer une nouvelle liberté . Un milieu où la toponymie se replie sur des indications à une échelle qui n’est plus celle du territoire cartographié, mais celle d’une toponymie des lieux-dits, dans une logique de proximité. Nous savons que le motif, ce qu’il perd en identité topographique, il le gagne en identité visuelle, en saveur sensuelle, en acte pictural. 

Déplaçons-nous dans les environs d’Arles, à peu près au même moment, pendant le printemps et l’été de 1888 ; nous allons y constater que Van Gogh et Cézanne, s’ils ont en commun un rapport au territoire péri-ubain, que ces deux peintres construisent, l’un à Arles, l’autre à Aix, des parcours bien distincts.  

Car leur comportement est différent.  A Arles, Van Gogh est un peintre qui conduit un inventaire des lieux, comme il l’avait déjà fait à Nuenen et dans la banlieue proche de Paris, à Asnières ou à Clichy. Deux sous-ensembles sont caractérisés :  celui des lieux urbains familiers : l'hôtel-restaurant Carrel, la Maison Jaune, le Café de la gare (vu de nuit), les jardins de la Place Lamartine, la cour de l'Hôtel-Dieu ; et celui des environs d'Arles. Dans ceux-ci, au printemps et en été 1888, Van Gogh désigne ses intérêts, qui ne sont pas ceux d’’un inventaire topographique, et les références à la toponymie sont faibles ou absentes. Ce sont cependant des sites précis, repris sous forme de séries, une marque de l'intérêt que le peintre leur porte, qui constituent des catégories : les terres agricoles, les infrastructures relatives au franchissement des canaux, l’activité sur les quais.  Pour les terres agricoles, ce sont des représentations de vergers en fleurs, des mas et de la plaine de la Crau, des champs de blé au temps de la moisson ; pour les infrastructures, le peintre représente le canal d'Arles à Bouc, avec ses ponts mobiles, qui rappellent les canaux du nord, et la route d'Arles à Tarascon ; sur les quais du Rhône, Van Gogh montre le travail des débardeurs. 

Tous les travaux que Van Gogh conduit sur le motif sont nourris d’une observation attentive à la fois aux grands caractères morphologiques du site et à ses particularités.  Les dessins et les toiles exécutés sur ces motifs répondent à une vision précise, attentive à des dispositifs agricoles ou techniques : les haies de cyprès, les clôtures des jardins, les abris des jardiniers, la proximité des cultures et de la ville ; rien n’arrête chez lui une sorte de ferveur descriptive, qui ignore superbement les hiérarchies et les trivialités, et qui semble la force motrice d’itinéraires parcourus à pied. Nulle flanerie, mais la démarche du voyageur-résident et du témoin, qui vient enregistrer, station après station, un élément après l’autre, les différents moments de la saisie d’une identité locale ; bref, pour employer les termes de la critique photographique, un programme documentaire, qui n’écarte pas pour autant la stimulation de la contemplation hédoniste : "Ici la nature est extraordinairement belle" (lettre du 17 septembre 1888).


Un programme soutenu par une culture d'homme de la terre informé, et qui débouche sur une approche critique et sur une quasi expertise : "Il me semble que les paysans travaillent bien moins que les paysans de chez nous (...) Les fermes pourraient rendre le triple qu'elles ne font si c'était bien tenu". Ce regard d’expert sur l’agriculture, Van Gogh le porte sur un territoire de la  production agricole, observé avec les critères sur l’espace et le temps du travail : champs observés dans leurs étendues et dans leurs limites, haies et clôtures de cyprès, compris avec leur rôle de correction des conditions climatiques ; cultures vues dans les phases successives de la production : vergers au printemps, blés au temps des moissons. D’où le sens particulier de l’investigation picturale des sites, qui n’écarte pas une compréhension des conditions matérielles et techniques de la production agricole, une vision conforme à la tradition hollandaise du paysage, attentive à un territoire de travail et de production.  Un comportement d’inclusion, qui contient un volet d’empathie pour la population. Van Gogh, dans ces lieux de la vie ordinaire,  qui sont ceux de la périphérie urbaine immédiate d’Arles, la voit peuplée de petites gens (débardeurs, lavandières). L'ami du facteur Roulin le précise : "Par-ci par-là, moi j'ai trouvé aussi des amis et des choses que j'aime ici". 


Cézanne se comporte autrement ; alors que, dans ses séjours antérieurs en Ile-de-France, au contact de Pissarro notamment, il voit les villages, leurs maisons, leurs jardins et leurs vergers, avec un regard si on peut l’écrire,  de « peintre hollandais », à Aix et dans sa périphérie, il affirme d’autres choix, dans une quête incessante de motifs qui lui sont propres. On sait qu’à Aix, où il réside, après les séjours à Paris, et si on excepte les visites de Monet et de Renoir, retour d'un voyage en Italie, il ne trouve pas les complicités et les connivences du monde de l’art ; la population  de cette petite ville (à l’époque) manifeste au contraire beaucoup de dédain pour l'héritier dévoyé, pour l'artiste raté. C'est pourtant à Aix que Cézanne procède à l'installation de ses résidences, dans la propriété familiale, au Jas de Bouffan, jusqu'en 1899, puis rue Boulégon, jusqu'à sa mort, complétées par des ateliers, un cabanon à Bibémus, au pied de la Sainte-Victoire, puis par la construction de l'atelier du chemin des Lauves, à partir de 1901. Mais avec Cézanne s'impose pour la première fois le constat : l'artiste n'a plus comme autrefois cette relation de proximité, de dépendance, ce contact étroit avec un environnement social immédiat. La mobilité, des institutions éclatées transforment les conditions de la vie personnelle et artistique de l'artiste. Qu’il se détourne de la ville elle-même serait donc psychologiquement cohérent ; on sait que Cézanne, en ville, estime impossible de faire face aux curiosités et aux remarques agressives ou blessantes des témoins ; il faut donc sortir de la ville, gagner des espaces de tranquillité ; il les trouve quelquefois dans des propriétés privées, le Jas-de-Bouffan (jusqu’en 1897) celle de M. Conil, son beau-frère, dans un cabanon à Bibémus, et au Château-Noir.  

Mais cette recherche du confort n’est pas la seule explication possible ; elle n’explique pas la mise à l’écart des vues lointaines de la ville, qui a été longtemps son motif de référence. Dans ses dernières années, installé dans l’atelier des Lauves, il esquisse une seule fois une vue panoramique de la ville, vue de la terrasse ; et ce n’est qu’une approche, qui n’aboutit pas à une toile. Il semble que la relation familière avec la ville soit mise par Cézanne hors jeu,  au profit de parcours dans un territoire fragmenté, accessible à partir d’itinéraires issus de la ville. Cézanne, une fois sorti de la ville,  montre un net détachement par rapport aux territoires de production : il ne trouve pas ses motifs dans les plaines cultivées, il s’écarte des vignobles et des jardins, il se concentre sur la morphologie ; il ne voit rien en technicien compétent, et parmi les carrières disponibles (d’autres sont en activité, comme la carrière du Tholonet), il choisit les carrières de Bibémus, vides de toute trace d’exploitation, et qui sont montrées comme des installations abandonnées. 

Il choisit ses motifs dans des espaces incultes, des collines boisées, vides de toute trace de mise en valeur, et où la végétation est peu sensible aux saisons ; ce ne sont pas des surfaces de production, il sait y trouver ni agriculteurs, et ni témoins, mais des apparences permanentes. Ses parcours le conduisent à l’écart des chemins et des routes ; ils sont identiques aux parcours de ceux qui fréquentent ces lieux pour des activités de cueillette ou de chasse, ces formes primitives et archaïques du travail ; itinéraires du ramasseur de bois mort, de champignons, ceux du chasseur de perdreaux ou de grives,  des activités devenues au fil du temps celles des hommes des villes, d’une ville, Aix, alors sans banlieue. Des activités basiques dans tout environnement des villes, qui répondent pour les miséreux à la nécessité, ou, pour les autres, à un exercice ancestral des loisirs en dehors de toute obligation horaire, à l’exercice du temps libre. Des itinéraires qui occupent le temps d’une demi-journée, au plus d’une journée entière. Un espace et un temps de la liberté.


Cette évasion de Cézanne dans les lieux d’activités archaïques, au moment où il dispose du confort de l’atelier des Lauves, n’est pas sans signification : chez Cézanne à ce moment, la peinture en plein air, avec son inquiétude permanente, s’apparente à l’activité d’un guetteur aux aguets. Assimilée à une activité  de cueillette, dans des sites familiers, mais à l’écart des chemins et des routes, elle se détourne de l’exploitation d’un paysage habité. Cette immersion dans la nature est aussi la retrouvaille ardente avec un espace archaïque et protecteur, celui des marges de la ville : une alternative à la contemplation de la ville . Le peintre invente à son tour la beauté de cette vision à bout portant de la couverture végétale, des amas de roches, des carrières, dans des sites qui sont en même temps un belvédère d’où se découvre la Sainte-Victoire . Une immersion qui est compatible avec un nouveau motif de référence, à ces images lyriques de la Sainte-Victoire qui polarise le regard : on suggère que les savantes analyses formalistes sur « l’économie des formes et des couleurs » n’ont pas épuisé la question . 

On connaît les observations que Walter Benjamin a consacrées au promeneur dans le Paris du XIX º siècle : le premier, Benjamin saisit cette relation du flâneur avec la forme archaïque du travail, la chasse. J’y ajoute la cueillette, en précisant que toutes les deux, ces activités sont exclusives ; dans les sous-bois de Bibémus, le regard du peintre – du peintre Cézanne - n’est pas sans rapport avec les pratiques archaïques de la cueillette de subsistance. 

Ces fragments de territoire, à l’écart de la ville, ne sont donc pas seulement la garantie de la solitude du peintre ; ce n’est pas seulement un résultat par défaut ; je propose d’y voir un saut hors du temps, hors du temps des villes, ravagées, pense Cézanne à la fin de sa vie, par le progrès.  C’est aussi peut–être l’affirmation d’un écart avec un nouveau monde, celui des images triviales, celui des photographies, dont le règne sans limite sur la représentation des villes et des monuments vient tout juste de commencer, avec les techniques qui permettent l’impression de la photographie,  et qui conduisent à l’apothéose de la carte postale illustrée de vues de sites et de monuments.

Cette approche des visions successives par le peintre des villes et des paysages habités semble donc en mesure de fournir un fil conducteur pour associer les choix du peintre, ses interprétations picturales et plusieurs des composantes culturelles de sa biographie. Elle gagnerait sans doute à être davantage précisée, en particulier en cherchant les œuvres-clefs qui donnent son sens à cette transformation.


Ces parcours de Cézanne dans le territoire péri-urbain ne sont pas sans portée dans l’histoire du paysage ; les peintres de la génération suivante font de ces sites des sites de référence. Après Cézanne, l’inventeur du site de l’Estaque, la liste des artistes qui viennent y travailler est considérable : Renoir en 1882, Monticelli en 1883, Braque et Derain en 1906, Braque et Friesz en 1907, Braque et Dufy en 1908, Braque à nouveau en 1910 (Marquet suivra en 1918). Le site est d’accès facile par le chemin de fer ; une hôtellerie sur place, une association forte de la morphologie avec la végétation, et la présence géométrique des constructions récentes qui parsèment le territoire (l’hôtel Bellevue, le viaduc de chemin de fer, les usines), tout se prête à transformer l’Estaque en site de référence. Après l’Estaque et ensuite Martigues (consacrée par Ziem, qui venait de Marseille), entre 1880 et 1914, se fixe l’usage par les artistes d’un ensemble de sites proprement méditerranéens : ce sont, d’ouest en est, les sites urbains de Martigues, de l’Estaque, de Marseille, de Cassis, de la Ciotat et de Saint-Tropez ; la ville de Marseille, qui commande l’accès par voie ferrée (ou plus rarement par mer) aux sites précédents, est au centre d’un dense réseau interurbain parcouru par une génération d’artistes, jusqu’à Picabia et à Signac. Le territoire de l’urbain et du péri-urbain s’est imposé chez les peintres.  Mais il n’est plus l’instrument d’une démarche qui aboutit à la fois au repli et au refus du paysage habité comme norme du paysage moderne, et à l’exaltation de la nature.

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