L'architecture monumentale contemporaine, une question d'histoire ?

Publié le par Gérard Monnier

Dans la revue Histoire de l’art, nº ------1994

L'architecture monumentale contemporaine, une question d'histoire ?

Pour désigner un édifice de grande dimension, aux formes imposantes, la notion d'architecture monumentale va de soi pour la plupart des auteurs contemporains. Mais la signification du terme, que chacun perçoit riche de références historiques et esthétiques, est devenue ambigue et approximative. Pour les uns, l’architecture monumentale fait référence à l'architecture classique, et est tout bonnement l'antithèse de l’architecture d’avant-garde1. Pour les architectes d'aujourd'hui, la mention de la monumentalité, dans une approche professionnelle, désigne une pratique traditionnelle, celle d'un projet aux formes hiérarchisées : ainsi, pour Ricardo Bofill, "le monument est lié à la composition"2. En France, l'architecture publique récente, les concours et les "grands travaux" ont donné un nouveau souffle à la banalisation des termes de la monumentalité par les critiques : "Bercy, un ensemble oh combien monumental ! (...) (une) entrée monumentale"3. Dans la presse anglaise, bien placée pour traiter des conflits entre modernité et tradition, les remarques acerbes sur la "monumentalité louis-quatorzième" de ces grands édifices publics n'éclairent pas pour autant la signification exacte des termes4. Rares sont les voix discordantes, qui s'élèvent contre cette confusion du sens; ainsi Françoise Choay qui s’interroge en 1991 sur le fond : "Dans le cas des grands travaux, il eut fallu se défaire d'une idée anachronique de la monumentalité ; se demander ce que veut dire un monument dans la civilisation des mémoires artificielles”5.

Le débat sur la monumentalité contemporaine a été ouvert par Le débat à l'occasion des "Nouveaux monuments parisiens"6. Puisque toutes les interventions semblent avoir laissé de côté la mise en perspective historique, il n'est pas inutile de montrer comment cette histoire de l'architecture monumentale se renforce des ressources nouvelles que lui apportent les travaux menés dans d'autres secteurs des sciences humaines6 bis.

La banalisation du monumental

Plus ou moins combinée avec d’autres termes ésotériques, comme la "production symbolique", "l’architecture monumentale" est devenue une formule passe-partout, utilisée dans la pratique pour différencier une commande importante de la production contemporaine courante. Dans ce sens, son usage s’impose comme une commodité pour faire face aux nécessités de la communication. Nos amis du Québec vont même plus loin : dans un ouvrage récent, publié à Montréal, Québec monumental, 1890-1990, le terme est justifié par la volonté de montrer que, face aux monuments du passé plus lointain (le patrimoine), on trouve dans les édifices plus récents des œuvres architecturales aussi dignes de retenir l'attention, tous programmes et dimensions confondus7. Mais la connotation plus noble, destinée à signaler l'édifice d'exception, l'emporte; ainsi dans la plaquette qui annonce un colloque à Evry (en septembre 1989, à l’occasion de l’ouverture du chantier de la cathédrale), on note ce titre emphatique, avec une graphie insistante sur le dernier terme : "L'architecture religieuse : le retour du Monumental". Dans le même document, la mention du "monumental" se retrouve dans la nomenclature des exposés annoncés dans ce colloque, avec une fréquence telle qu’on peut soupçonner l’application d’un mot d’ordre : "l'explosion monumentale brésilienne", "réflexions sur le monumental", "l'identité des villes repose sur l'œuvre monumentale", etc. La notion apparaît bien commode, à la fois pour établir l’édification de cette cathédrale dans une continuité historique, et à la fois pour conjurer la crise de l'architecture et de la ville. En bref : le monument serait aujourd'hui l’instrument du "retour aux valeurs" dans le domaine de l'architecture urbaine. Le mot ne serait donc pas resté longtemps vide de sens.

Cette variation du sens est une production historique, sur laquelle l’historien s’interroge. Pour Jacques Guillerme, qui constate l’ancienneté de "l'institution monumentaire", l'idée dominante serait "le marquage d'une singularité dans le chaos de l'histoire"8. De cette perennité surhumaine des dieux, des héros ou des lois, qu'exprime le mythe du monument, se dégage rapidement l'instrument concret de la mémoire collective, le monument commémoratif, auquel succèderait, à la fin du XVIII° siècle, chez François Blondel, un processus de banalisation, lorsque le monument, identifié à "tout édifice remarquable", est un élément de l'embelllissement des villes. D'où l'équation : tout édifice public, qui a vocation à être remarquable, est un monument. Et en corollaire, tout édifice remarquable est un monument capable de témoigner de la vertu du maître d'ouvrage; ainsi Casanova, sur la route de Paris à Madrid, nous dit s'arrêter "à Chanteloup pour y voir le monument de la magnificence et du goût du duc de Choiseul"9 ; puis, à la sortie de Pampelune, il découvre une route "aussi belle qu'en France. C'était un monument qui faisait honneur à la mémoire de M. de Gages (qui avait) fait faire cette belle route à ses frais"9 bis. Il en découle que la valeur d'une architecture publique est longtemps vérifiée par le critère de monumentalité, c'est à dire d'effet imposant, dans un système de formes reconnu : ainsi a contrario la prise de position de la municipalité du Havre en 1929, qui affirme voir "le défaut de monumentalité" d’un projet de gare, dont les formes modernes la surprennent.

A partir de là, l'édifice monumental n'est plus qu'un instrument profane, parmi d'autres, qui peut dériver de l'affirmation de l'architecture publique à la différenciation sociale dans les programmes de l'édification privée. Cette altération du sens initial est accomplie lorsqu'apparaissent, au début du XIX° siècle l'épithète "monumental" et plus tard le suffixe "monumentalité" (au début du XX° siècle). Dans cette phase, émerge la notion de "monumentalité privée", dont Marilù Cantelli retrace dans un ouvrage récent la fortune à Paris dans la période 1880-191410. Le point de départ est en 1840, lorsque César Daly propose le nouveau concept de "l'architecture domestique monumentale", de "l'architecture privée monumentale", et son application, par la différenciation plastique, à la correction de la monotonie du paysage urbain haussmannien, estimé trop régulier. Il saute aux yeux que cette affirmation est la transgression d'une limite, celle de l'officialité du monument. Plus près de nous, le critique américain Kenneth Frampton étend cette notion à Le Corbusier, lorsqu'il montre que les maisons Jaoul sont une "réinterprétation monumentale d'un vernaculaire méditerranéen"11. Aujourd’hui, il arrive que la rouerie des promoteurs cherche dans la monumentalisation des immeubles collectifs d’habitation, habillés de formes historiques, colonnes et frontons, les signes qui attestent un statut luxueux et qui justifient de hautes dépenses.

Un tri magique

Ce succès de la monumentalité, dans les formes actuelles du discours architectural, participe donc aujourd’hui d’une démarche d'ennoblissement, qui fait le tri des objets et des situations. Mais de façon irrationnelle et magique, dont les bases sont obscures puisque cette référence implicite à un sens initial n'est jamais éclaircie. Cet ennoblissement a cependant des sources consistantes : la monumentalité est l'empreinte d'une tradition de la pratique politique de l'architecture; avant d'en dégager les éléments, faisons une rapide incursion dans le champ trivial des enjeux sociaux. Car on ne peut ignorer les enjeux de la vie professionnelle des architectes : chaque fois qu’ils sont confrontés à une crise d’identité, à la concurrence d’autres professionnels, chaque fois qu’une nouvelle phase dans la division du travail vient brouiller les situations acquises, les architectes ne manquent pas d'évoquer leurs droits sur la production des édifices officiels en évoquant la monumentalité, langage noble pour désigner une “architecture savante”, une “architecture d'invention”, de "création". D’où une collusion renforcée entre la commande publique, la monumentalilté et l'élite des architectes, puisque le grand édifice public est monumental, différent, et puisque sa commande est attribuée, dans une logique hiérarchique rigoureuse, en France, jusqu'aux années 70, à l'élite professionnelle (et en général sans concours) : aux anciens lauréats du prix de Rome, et aux architectes des Bâtiments Civils et des Palais Nationaux (B.C.P.N.), qui sont souvent les mêmes. Pour mémoire, on rappelle que le programme du concours pour le prix de Rome était toujours un édifice public important, ou son équivalent dans l’architecture sacrée. A la hiérarchie des objets répond ici une très évidente hiérarchie des pratiques et des statuts. Et ce n'est pas la pratique récente des concours publics, avec leur dimension médiatique, avec leurs enjeux professionnels élevés, qui peut desserrer ce rapport social entre les producteurs de l'architecture publique et cette monumentalité confondue avec l'affirmation de l'officialité. Tout au contraire, par la procédure des "invitations à concourir", les concours publics sont parvenus à établir des catégories non écrites entre professionnels, dont les limites s'avèrent difficiles à franchir.

Les sources profondes de cette officialité sont évidemment politiques. Toute une tradition centrale de l'architecture européenne a une relation forte avec la capacité du programme monumental, religieux ou politique, à constituer un instrument de pouvoir. Largement assise sur des pratiques politiques constantes dans les sociétés d'ancien régime, l'architecture des édifices officiels a été un instrument concret du pouvoir, qui s'est maintenu dans les manifestations de l'architecture révolutionnaire, et des différents régimes, qu'ils soient d'inspiration monarchique, républicaine ou autoritaire. Avant d'être un ensemble de figures symboliques, celles de la monumentalité, devenues une convention culturelle et sociale, vidée de son ancienne épaisseur politique, les rapports de l'édifice officiel avec l'exercice du pouvoir ont été premiers; autrement dit, quels usages politiques de l'édifice ont-ils dans le passé produit les composantes de la monumentalité symbolique ?

L'édifice monumental a été un instrument du pouvoir, avec une double fonction, la distribution de l'information politique, et la localisation et la mise en forme des pratiques rituelles collectives, particulièrement des cérémonies publiques. La question est de savoir ce qui subsiste de cette double empreinte dans les édifices "monumentaux" d'aujourd'hui.

L'édifice monumental, instrument de la distribution de l'information

Avant que s'affirme au milieu du XIX° siècle l'essor des techniques industrielles de la diffusion de l'information, est constante l'utilisation de l'édifice public ou sacré comme instrument de formation de l'opinion. Par des voies irrationnelles : la stupéfaction, la fabrication de l'admiration, la persuasion ; et par des voies rationnelles, puisque l'édifice est le support, ou le fond, de l'information écrite : la dédicace des édifices sacrés ou publics, la mention ès-qualités des maîtres d'ouvrage, les inscriptions commémoratives ; ou par l'information orale : les discours, les prédications, qui accompagnent les cérémonies de l'édification.

Armando Petrucci a montré comment "l'écriture d'apparat", cette inscription dans la pierre de l'appareil des murs, dont la tradition antique s'était maintenue dans les monastères bénédictins, ressurgit dans les espaces publics de l'Italie médiévale. A Salerne, à l'occasion de la fondation de la cathédrale, en 1081, l'inscription monumentale est la marque visible de la souveraineté que le prince exerce sur un territoire, elle manifeste sa gloire et sa légitimité12. C'est une relation de sens, que permet l'articulation de l'édifice avec un espace ouvert, accessible au public, c'est l'affirmation explicite et permanente de l'identité et du sens du monument, et en échange, la qualification du pouvoir dans la longue durée, qui est garantie par la pérennité de la construction en pierre. La ville baroque et la ville néoclassique donneront une intense réalité à tous les aspects de cette relation étroite entre le monument, l'espace public et l'exposition de textes permanents de caractère officiel. Au progrès de l'alphabétisation, répondent le moment venu les applications dérivées : celles des messages nécessaires aux fonctions terchiques et marchandes de la ville du XIX° siècle. La propagande, dans la ville fasciste des années trente, conduit les architectes du Duce à multiplier les graphies modernes, issues de l'avant-garde internationale, sur les supports monumentaux les plus traditionnels. A ces manifestations de la pérennité, ajoutons celles, éphémères, de l'affichage. Dans le système royal français, les lois ne sont publiques qu'au terme de leur enregistrement (par le Parlement), de leur publication (orale, par le juré-crieur à Paris, aux carrefours) et de leur affichage. Notons que l'affichage, cette relation concrète à un support bâtî dans l'espace public, participe à l'officialité. Il restera quelque chose de cette pratique, puisque sous la III° République, les interventions orales majeures prononcées à la Chambre des députés peuvent, après un vote, faire l'objet d'un "affichage public", c'est à dire leur consécration par l'espace public (pour une intervention exceptionnelle). Affichage ou inscription, le texte apposé sur l'édifice public atteste de son officialité, et la renforce.

L'édifice public est donc un vecteur, un instrument à distribuer des informations dans l'espace public; si l'édifice public est l'instrument qui garantit l'officialité et la pérennité des informations, l'écriture exposée n'est-elle pas alors un critère de l'architecture monumentale ? En particulier par tout ce qu'elle implique de mise en scène par le traitement formel, la modénature, l'échelle, le traitement plastique des espaces d'écriture, en relation étroite avec les formes et les règles distributives de l'architecture savante, l'écriture d'apparat est un système plastique qui est à l'architecture officielle ce que sont les pratiques et les règles de l'éloquence à la langue parlée.

L'écriture d'apparat exposée, voici l'architecture publique signifiée. La relation est directe de l'écriture exposée avec la fonction commémorative de l'édifice, et la voie est ouverte au texte narratif, qui dispose l'édifice dans un système historique de référence, qui s'étend de la commémoration des grands hommes aux mentions d'une visite de chantier13. D'où, sur les murs des édifices publics, au XIX° siècle, les répertoires des grands auteurs (Bibliothèque Sainte-Geneviève), des ingénieurs (Ecole des Mines de Saint-Etienne), des artistes (Ecole des Beaux-arts de Marseille), listes qui cautionnent, par l'inscription de la chaîne historique des élites, et de façon indissociable, l'édifice et l'institution qu'il abrite avec l'histoire des pratiques.

Les manifestations de cette relation sont fréquentes, leur usage s'en développe ensuite, pour atteindre une grande intensité après 1880, au temps de la République triomphante, lorsque la devise de la République et le sigle RF, sculptés ou gravés, sont incorporés aux formes classiques dans de nombreux édifices publics. Le phénomène est stimulé par plusieurs facteurs : l'édification de l'hôtel de ville, comme l'a montré Maurice Agulhon, après la loi municipale de 1884, le développement des services publics et des édifices qui les abritent, les organisent et qui s'appuient sur les techniques de la communication moderne et sur leur efficacité (gares de chemin de fer, hôtel des postes); l'imprécision du sens des images qualifiantes (figures sculptées); l'alphabétisation généralisée des populations urbaines; le développement des édifices commerciaux, où les inscriptions ont un tel rôle fonctionnel (la publicité), qu'elles commencent à orienter la conception architecturale d'ensemble, afin que les espaces affectés aux inscriptions tiennent compte des critères de lisibilité (emplacement, dimension)14.

Le corollaire est ensuite dans l'intégration de "l'écriture exposée" par l'architecte dans le travail de projet, comme une des performances demandées à l'édifice; le travail débouche alors sur l'invention d'un dispositif original, qui implique l'affranchissement des règles académiques désuètes (par exemple l'inscription disposée dans la frise de l'entablement, et limitée par les dimensions de celle-ci). La liberté des nouvelles recherches, en particulier au temps de l'Art nouveau, autorise à donner à l'inscription une place et des dimensions incompatibles avec les anciennes formes, très contraignantes ; les nouvelles dimensions autorisent à mieux tenir compte de l'échelle de l'inscription dans l'espace disponible, dans un véritable "espace capable" de la lisibilité. Mais la subversion des formes savantes de l'édifice par l'efficacité de l'inscription profane est ensuite évidente : dans les années vingt, la disparition des formes classiques de l'architecture et de son ornementation laisse le champ libre au développement de l'inscription comme système de substitution à des formes "parlantes" disparues. Le phénomène est indissociable de la fin de la différenciation typologique des édifices par des architectes qui proposent un espace idéalement démocratique et égalitaire, qui ruine la tradition politique de l'édifice public monumental, de Dessau à Prague, à Hilversum et à Helsingborg. Avant qu'un ordre monumental archaïque recouvre de ses portiques et de ses entablements, après 1933, les édifices publics des démocraties les plus frileuses et des dictatures, les architectes de l'avant-garde consacrent la mort politique de la tradition monumentale en supprimant la relation de l'inscription avec l'autorité des formes de l'architecture savante. Aux formes "vulgaires" apportées par les nouvelles techniques de construction correspond le traitement esthétique des inscriptions profanes15. Un écart que soulignent, dans le même temps, dans la Rome de Mussolini, les centaines d'inscriptions d'apparat qui constituent un élément essentiel de la politique monumentale du régime, qu'elles nourrissent "par la déclamation, l'acclamation, la célébration, en latin et en italien, en prose ou vers"16.

Depuis les années cinquante, et pour des raisons qui restent obscures, on remarque un effacement de cette "écriture exposée". Indice du refus de cette monumentalité de propagande et de son écriture d'apparat, identifiées aux funestes dictatures des années trente ? Croyance que l'édifice et son architecture auraient retrouvé par eux-mêmes une signification ? Ou s'agit-il inconsciemment de refuser d'identifier l'architecture à un médium moderne ? Devient alors constant le refus pratique de l'inscription chargée d'établir le statut officiel de l'édifrice, et donc sa participation à la fonction politique. Quelques cas éclairent la répugnance ou la gêne des architectes à traiter par la tradition de l'inscription l'officialité de l'édifice : le traitement dérisoire de l'inscription de la devise républicaine (emplacement marginal, lettres au pochoir) dans les élévations de la Cité Judiciaire à Draguignan (1983, Y. Lion arch.), ou le traitement hors d'échelle de l'inscription sur l'accès monumental au Ministère de l'Economie et des Finances (1991, Huidobro et Chemetov arch.). II y a quelques années, le ministère de l'Education nationale, Jean-Pierre Chevènement étant ministre, lançait un concours pour renouveler l'inscription de la devise républicaine sur les édifices scolaires dans une épigraphie moderne. Mais cette démarche resta sans effet notable sur l'architecture scolaire prise dans son ensemble. Quelques projets récents cependant indiquent que l'approche de l'architecture publique se renouvelle par la prise en compte des ressources de l'inscription dans les élévations17.

Le monument et le spectacle du pouvoir.

L'architecture monumentale est étroitement associée à l'exercice du pouvoir dans un système monarchique, qui associe le politique et le sacré; devenue nécessaire à la mise en espace du corps du roi en représentation, ou de ses effigies, l'architecture monumentale opère alors comme ensemble de formes et d'espaces sublimes, qui font participer tous les arts à la signification divine du monarque, à la "liturgie royale"18. Elle utilise alors les ressources d'un décor plastique et visuel exceptionnel (au sens de rare), et la régularité de cette association de l'architecture magnifique avec la présence physique du monarque devient normative, fait de l'architecture monumentale un instrument qui médiatise la relation sacrée du souverain avec le peuple. Le programme de la Place royale ordonnancée, cadre permanent de l'effigie sculptée du roi, est là. Ce point de vue est admis par Joseph Rykwert, qui considère que dans la société européenne pré-industrielle l'espace urbain est le lieu de "la parade de l'autorité (...) de la célébration de la souveraineté, des couronnements fastueux et des exécutions publiques "19. Avec la représentation des rapports de force militaires, la mise en scène du pouvoir, cette fonction de monstration explique beaucoup d'aspects de la différenciation dans la production publique ou privée de l'architecture. Et Rykwert insiste justement sur la nécessité de restituer ces données dans notre approche de l'architecture historique, dans la mesure où elle a été "fonction de la cérémonie et du spectacle". Michèle Fogel va plus loin dans l'analyse de ces pratiques de mise en espace des rites. Elle montre que sacres et funérailles, entrées et lits de justice sont des manifestations essentielles de l'exercice du pouvoir : "Le faire savoir pour être obéi, le faire voir pour être admiré (...) l'admiration, (...) partie intégrante des rapports sociaux et politiques dans la France des temps modernes"20. L'architecture monumentale, non seulement dépend de cette mise en spectacle, mais elle participe pleinement à toutes ces pratiques politiques dynamiques; comme elle en constitue dans l'espace l'empreinte permanente, elle les perpétue.

De ce point de vue, le palais du monarque dans l'Ancien régime caractérise bien cette monumentalité disparue : il est un instrument politique, lorsque la résidence du souverain, après le nomadisme monarchique, se fixe pour des raisons politiques et administratives, quitte à être éventuellement démultipliée dans un système topographique et architectural de résidences royales formant réseau. La puissance de l'Etat implique la prééminence architecturale du souverain sur un système féodal (faut-il rappeler l'exemple bien connu de la chute de Fouquet après l'édification de Vaux-le-Vicomte ?). Sous le règne de Louis XIV, le château de Versailles,comme le montre Hélène Himelfarb, est à la fois la résidence du monarque, la cité administrative qui gère le pays, et un lieu ouvert au public, aux sujets comme aux étrangers, une complexité inséparable du sens du monument monarchique21. Sommes-nous capables de restituer ce fonctionnement politique de l'architecture monumentale à partir des catégories actuelles de nos espaces publics et de nos espaces privés ?

Dans la vie quotidienne, les manifestations du pouvoir mettent à l'épreuve l'espace architectural du palais, dont les aspects doivent ici aussi être restitués. Ainsi Fontaine, architecte du Palais du Louvre, insiste sur l'importance pratique d'une relation commode entre la résidence de l'Empereur et les lieux où il se manifeste comme chef des armées. Pour Napoléon I°, l'unité que forme le jardin des Tuileries avec le palais a pour avantage de "faire des marches, des entrées, des cérémonies", dans un espace de proximité. Et Fontaine utilise comme argument la présence improvisée de l'Emprereur à la parade militaire dans la cour des Tuileries le 5 mars 181322. Inversement, sous la Restauration, la proximité de l'arc de triomphe du Carrousel, un monument impérial décidément encombrant, interdit le 3 mai 1814 d'organiser de ce côté l'entrée solennelle de Louis XVIII aux Tuileries23.

L'édifice officiel monarchique est donc un instrument émotionnel, qui fabrique de la persuasion. A cette fin, il met en scène les arts visuels, la peinture, la sculpture, mais aussi les manifestations corporelles, les défilés, les cortèges et les processions. Ce cadre bâti est nécessaire aux cérémonies, aux fêtes, aux rites de la vie de cour, et c'est dans la mesure où il est qualifié par l'architecture savante qu'il produit un espace imaginaire adapté, source de représentations. La représentation des fêtes et cérémonies est l'objet de commande de gravures, comme l'atteste aussi Fontaine. La démonstration de la construction de ce rapport historique du souverain avec l'architecture comme espace rituel est apportée par les manifestations de l'architecture éphémère. Dans le temps des voyages et des errances du souverain, et en l'absence d'architecture monumentale comme cadre instrumental, l'édification d'une architecture de bois et de toile, adaptée aux cérémonies officielles, répond à cette nécessité d'affirmer le politique par le bâti. Cette pratique, dont la mode s'introduit dans la France de la Renaissance en suivant un modèle italien, se perpétue depuis les entrées royales jusqu'au second Empire. Sous la Restauration, le renouveau des fêtes et des cérémonies royales stimule la production d'architectures éphémères, pour lesquelles les architectes du service des Menus plaisirs élaborent des programmes iconographiques méticuleusement travaillés pour donner un effet politique. Sous le Second Empire, pour les inaugurations présidées par Napoléon III, les formes les plus nobles, celles de l'arc de triomphe, sont encore mises à contribution24. Pour les "entrées du souverain" (ou des hôtes étrangers), ce rapport fugace exceptionnel du souverain et de ses sujets, dans le temps et l'espace d'un voyage, est magnifié par une architecture-spectacle, équivalente à celle du palais ou du décor de la ville capitale, et qui, par l'étendue et la durée de l'évènement, donne le caractère de la participation à une fête collective à ce qui est une manifestation d'admiration politique. Pour célébrer le retour de voyage de Napoléon III, on trouve encore un décor complet de l'itinéraire, par des arcs de triomphe en bois, qui assurent une continuité monumentale du trajet, de l'architecture de la gare jusqu'au Palais du Louvre. Le bâtiment de la gare est complété éventuellement par une partie spécialisée pour les cérémonies, dont le modèle perdure en Italie en plein XX° siècle, avec les formes classicisantes du pavillon royal qui flanque la gare de Florence (1932, Michelucci arch.) .

Mais le temps vient où ces pratiques de la cérémonie comme instruments du pouvoir deviennent résiduelles, avant pratiquement de disparaître, au terme d'une période de transition plus ou moins longue. A Paris, un des derniers épisodes majeurs de cette tradition de l'architecture monumentale éphémère est celui du voyage des souverains anglais à Paris en 1938. Le train lui-même, traité comme espace de cérémonie - la tradition ferroviaire du "train-drapeau"- se maintient de la III° à la IV° et aux débuts de la V° République; cette pratique est abandonnée sous le septennat de Georges Pompidou (1969-1974). Car dès l'entre-deux-guerres la vitesse du déplacement en automobile, avec entre autres causes la recherche de la sécurité contre les attentats, tend à détacher toutes ces pratiques de la procession d'un cadre architectural; la vitesse du cortège officiel, manifestation de différenciation, devient elle-même un élément du spectacle, un objet d'admiration. Une des premières manifestations de cette rupture est attestée par le biographe d'Aristide Briand, Président du Conseil, lorsque celui-ci participe en 1921 aux Etats-Unis à la Conférence qui réunit les Alliés sur la question de l'armement naval25. Dans cette rupture, la vitesse n'est pas seule en cause, mais aussi le fait que le pouvoir n'est plus médiatisé par le spectacle vivant, par la cérémonie, par l'architecture.

Que reste-t-il de ces pratiques qui associaient les manifestations politiques à l'édifice public? Dans les sociétés contemporaines, il n'y a plus que de rares vestiges authentiques et opératoires aujourd'hui de ces cérémonies, si nous laissons de côté les images scandaleuses du sacre de Bokassa. On pense aux cérémonies désuètes du couronnement du souverain en Angleterre, et aux funérailles de l'empereur du Japon, ces associations étroites du politique et du sacré dans une mise en scène spatiale et matérielle26. On pourrait multiplier les exemples, sans pour autant sortir du cadre de manifestations d'archaïsme de plus ou moins bon aloi27.

La crise de cette fonction politique de l'architecture, depuis la fin du XIX° siècle, est en relation avec deux données de longue portée : l'affermissement de la culture démocratique et républicaine, qui implique une distance de l'ordre public à l'égard du sacré, et la transformation technique des instrument du pouvoir.

Plus indolore dans les pays de tradition protestante, plus dramatique dans les pays de tradition catholique, la laïcisation de fait du pouvoir politique ouvre la voie à une évolution des rapports de la cérémonie sacrée et de l'espace public, et à un nouveau contrôle des cérémonies religieuses qui s'y déroulent28. Ainsi la tradition des funérailles du personnel politique évolue, et il arrive que les rituels les plus établis soient explicitement écartés : en 1931, suivant sa volonté, il n'y a plus ni tombe ni tombeau pour le maire de Marseille, Siméon Flaissières29.

Dans l'espace de la ville "sans Dieu", l'architecture publique commence alors sa quête d'identité. On connait la volonté de Tony Garnier, dans son étude sur la Cité industrielle, d'écarter tout édifice officiel ou sacré, réservant les édifices les plus importants aux équipements de la vie sociale, Bourse du travail, établissements d'enseignement. Peu de temps après, cependant, les monuments du souvenir aux morts de la guerre prendront dans sa démarche une place inattendue, dans des projets grandioses, manifestations de cette ultime investissement de l'émotion dans l'édifice public. Mais justement, sur ce terrain du monument public commémoratif de la Grande Guerre, un évènement peu connu met en évidence la difficulté pratique que le pouvoir rencontre alors pour gérer à l'échelle nationale la question monumentale, telle qu'elle est alors imposée par l'histoire. Pour la grandiose fête de la Victoire organisée le 14 juillet 1919, Jules Romains remarque que la mention "Aux morts pour la patrie" sur le monument provisoire édifié à l'Etoile indique l'éclipse de la célébration de la Victoire par l'hommage aux morts30. Acte manqué, ou perte de savoir-faire, que les pratiques de la piété utilisent spontanément, plaçant les pouvoirs publics devant le fait accompli, un mémorial improvisé, devenu un lieu de prières. Paul Léon raconte dans ses Mémoires comment, et de façon inattendue et incontrôlable, la piété des veuves, des mères et des filles, transforme dans la soirée du 14 juillet, après le défilé officiel des troupes, ce monument officiel de la République en reposoir dévôt : "On assistait soudain à la naissance d'un culte"31. Débordée par cette manifestation de piété populaire, l'administration de la République fait détruire dans la nuit le monument. Le sens incertain d'un monument est ici corrigée par une pratique imprévue, qui s'empresse de donner un sens à l'édification.

Cet évènement met en évidence la distance qui s'instaure alors entre le pouvoir et l'édification monumentale. Laissant le champ libre aux municipalités pour ériger les monuments aux morts, l'Etat, pour sa part, suspend pour l'essentiel son activité monumentale. Entre les deux guerres, on ne compte pas les projets de nouveaux monuments nationaux, proposés par les architectes et les artistes, qui ne voient pas le jour32. Il en est de même après la seconde guerre mondiale, lorsqu'aux hésitations politiques du pouvoir s'ajoutent une perte de savoir-faire dans la combinaison des arts monumentaux. Examinant les cérémonies et monuments commémoratifs à Paris au lendemain de la guerre de 1940-1945, Gérard Namer constate que, en 1944 et 1945, s'impose le contraste entre le nombre et l'importance des cérémonies, et le faible investissement dans l'édification, l'exception étant le Mont Valérien33. L'explication proposée par Gérard Namer serait dans la volonté de renouer avec les lieux consacrés par une tradition, interrompue par l'occupation, une donnée qui n'est pas favorable à l'édification de nouveaux lieux de mémoire. L'absence d'édification est ici en relation avec l'intense réutilisation des espaces consacrés, qui présentent l'avantage d'avoir déja du sens, qui sont disponibles pour une réinterprétation, et qui permettent de s'appuyer sur la tradition, sur l'histoire : pour les communistes, le Panthéon, le Mur des fédérés, pour les gaullistes, l'Etoile, les Invalides. Les nouveaux lieux, qui ont été directement associés à l'histoire de la Résistance et de la Libération (le Cimetière d'Ivry, le Fort de Vincennes, la gare Montparnasse, la porte d'Orléans), sont faiblement associés à la commémoration. Encore doit-on distinguer ici entre cérémonie militante (en 1944 et 1945, indéniablement), et cérémonie de routine, pour laquelle l'espace significatif, commémoratif, qui fait relai, est plus déterminant ; que resterait-il aujourd'hui des cérémonies du 11 novembre 1918, si les monuments aux morts n'existaient pas ?

La perte de l'instrumentalité politique de l'architecture est enfin dans l'évolution des techniques, dans son relai par les médias modernes, la radio, le cinéma d'actualité, puis la télévision, qui prennent la place d'anciennes pratiques spatialisées. On le sait pour les campagnes électorales, puisque "la télé a vidé les préaux", mais aussi pour l'Eglise, depuis que le poids d'un évêque n'est plus en relation avec sa participation aux cérémonies du culte, mais avec sa place dans les médias34. L'utilisation intense des médias par les hommes politiques met ces médias au centre de la relation des politiques avec la population. L'évolution est patente dès les années trente, s'accentue avec la guerre, avec l'usage de la radio que font Paul Reynaud, Pétain, De Gaulle. Tout se passe comme si, après le traité de Versailles, signé dans un haut lieu de mémoire de l'histoire nationale, totalement investi par l'imaginaire architectural, les mots et les actes symboliques cessaient d'être situés en référence à des lieux consacrés, architecturalement définis. La conjoncture et l'évènement décident : l'appel du 18 juin, la signature de l'armistice en 1940 dans le wagon de Rethondes, les appels radio de Pétain, la poignée de main de Montoire (Pétain/Hitler), les grands discours du chef de la France libre (à Brazzaville, plus tard en 1944 à Bayeux) : tous ces moments forts sont situés en dehors de tout cadre monumental. Même chose en 1945 avec le partage du monde à Yalta, ou en 1955 avec la conférence de Bandoung : les grands actes de la diplomatie se diposent dans un espace médiatique, et qui n'est pas souvent architectural. Le monument n'est plus nécessaire. En dehors de manifestations liées aux espaces consacrés par l'histoire (De Gaulle sur les Champs Elysées en août 1944 par exemple), les formes privilégiées de la manifestation publique du pouvoir vont du "bain de foule" à l'allocution radio-télévisée (Mendès-France, puis De Gaulle), et à la conférence de presse, relayée par la radio et la télévision : celle-ci, après 1958, prend la forme et l'importance d'un rite, que maîtrisent pleinement De Gaulle et Pompidou.

Que reste-t-il des cérémonies spatialisées, associées à une architecture ? Les cérémonies protocolaires de l'accueil des personnalités sont déplacées dans le site extra-urbain d'un aéroport, loin d'un public ; elles se déroulent sur une ère sans limite, qui n'est pas un parvis, et qu'investit la transmission télévisée. Le spectacle des déplacements se réduit à la vision fugitive de voitures rapides en cortège. Les défilés militaires et les prises d'armes, autrefois fréquents, sont devenus l'exception. Le défilé du 14 juillet ne subsiste plus guère comme spectacle qu'à Paris, et son prestige tient en particulier à sa transmission télévisée; on note que la tribune provisoire est construite dans l'axe de l'avenue, où elle corrige l'espace libre de la place de la Concorde, sans jouer pour autant le rôle formel d'un édifice.

La mise en forme de nombreuses cérémonies a maintenant surtout pour but de tenir compte de leur interprétation par la transmission télévisée. Pour les obsèques de Pierre Mendès-France, la mise en scène de la cérémonie dans la cour du Palais Bourbon liait fortement l'architecture monumentale classique à la définition formelle de la cérémonie, que ce soit par les installations provisoires (estrades pour l'assistance), ou par la position des caméras de télévision, disposées dans l'axe. A Marseille, dans le cas des obsèques de Gaston Defferre, Régis Bertrand, qui a étudié l'évolution de la tradition des funérailles publiques pour un maire mort en exercice, montre que le rituel, fixé par écrit depuis 1622, est aujourd'hui réinterprété en fonction des conditions de la production des images télévisées35.

Les études récentes consacrées aux pratiques de la commémoration en France soulignent la très faible part qu'y occupent les différentes formes de l'édification, devenues mineures à côté de la réalisation des expositions, et des instruments de communication qui les accompagnent (ouvrages, conférences, etc)36. L'usage monumental des édifices publics, du point de vue des pratiques politiques, n'est plus nécessaire. Il n'y a plus guère que les attentats ou les sinistres accidentels qui mettent l'édifice officiel sous les feux de l'actualité. Au mieux les cérémonies qui subsistent utilisent les monuments et les lieux consacrés par l'histoire, par exemple les défilés populaires, "de la République à la Nation". La conservation de l'original du fichier des juifs de 1940, en suivant la proposition de la CNIL (informatique et libertés), véritable "monument" , a-t-on dit, de notre temps, sera assurée en le disposant dans un monument existant (le Mémorial du martyr juif inconnu). L'évolution des pratiques politiques ne produit plus un rituel lié à de nouveaux espaces bâtis : l'ascension de la roche de Solutré par le Président Mitterrand, fortement présente dans les informations, est devenue un rite médiatique indépendant de toute relation à l'architecture.

Eléments pour l'étude d'une métamorphose

La production de nouveaux édifices monumentaux, comme lieu rituel de monstration du pouvoir, comme instrument du pouvoir, a manifestement perdu sa raison d'être : chacun sait qu'aucun rituel n'accompagne les services logés dans les volumes de l'Arche de la Défense. Cette absence de la production de l'architecture pour les espaces rituels ne concerne pas seulement les édifices publics "politiques". Les pratiques collectives liées à un des principaux mythes actuels, la performance sportive, produisent beaucoup de choses, sauf de l'architecture : les Jeux Olympiques sont à l'origine de spectacles, d'images, d'informations innombrables, de commentaires, d'aménagements techniques (piste de bob, tremplin de saut), d'équipements lourds (ouvrages d'art), mais de bien peu de choses en termes d'architecture cérémonielle. Et il n'est pas certain, une fois le nouveau Grand stade édifié dans la banlieue nord de Paris, que le stade du Parc des Princes soit reconnu porteur de souvenirs suffisamment mémorables pour lui éviter la destruction.

Tout indique que nous sommes dans une phase où l'apparat de l'architecture officielle perd sa substance traditionnelle. L'étude historique de cette métamorphose serait pleinement justifiée par l'impact en creux que ce phénomène produit dans la vie sociale et dans l'organisation de l'espace public des villes. Cette étude implique la réunion d'un matériau documentaire sur les trois axes suivants :

•l'étude des manifestations résiduelles de l'architecture monumentale au XX° siècle, lorsque les dispositifs ont des formes d'apparat qu'aucune pratique ne légitime; ainsi, dans l'esprit d'un héritage modernisé d'une pensée architecturale classique, l'usine hydro-électrique monumentale de Bollène (1949-1952, Théo Sardnal arch.), a un portail en acier, réalisé dans les formes splendides et luxueuses de la porte d'un palais urbain, alors que sa dimension est déterminée par sa valeur d'usage instrumentale, liée au déplacement des alternateurs, une fois ceux-ci suspendus au pont roulant. D'où à l'époque les prises de position critiques contre cette monumentalisation erronée des usines37. Cette étude critique mettrait en évidence la catégorie des pseudo-monuments.

•l'étude de l'installation de nouvelles fonctions publiques et officielles dans les lieux et les édifices consacrés par l'histoire, notamment dans les bâtiments du patrimoine, au terme d'éventuelles adaptations. Il faut documenter cette inclusion de pratiques contemporaines dans un édifice ancien, et les solutions apportées au problème de la compatiblité, quelquefois traitée de façon désinvolte, des pratiques successives. La question, exceptionnelle lorsque Quatremère de Quincy traitait la réutilisation du Panthéon, est renouvelée aujourd'hui par l'installation fréquente de fonctions "nobles" dans des bâtiments utilitaires : un musée chic dans un ancien entrepôt par exemple (Bordeaux), un lieu d'exposition ou de concerts dans la halle qui abritait un marché aux bestiaux (Lyon). A cette question se rattache celle des aménagements nouveaux qui prolongent et complètent les espaces monumentaux du passé, en respectant la hiérarchie formelle héritée de l'histoire (le Carré d'art à Nîmes).

•l'étude du déplacement des formes et des contenus de l'officialité, soit dans les grands édifices voués au service public, soit dans ce que j'ai nommé, faute de mieux, les néo-monuments :

◦dans les grands édifices, l'officialité se confond avec l'exemplarité des dispositifs externes et internes qui permettent une grande valeur de l'usage social (de la salle de lecture des imprimés de la Bibliothèque nationale à l'architecture des aéroports de Paris), et où les pratiques font l'objet d'une appropriation/installation qui fait référence. Cette volonté de l'exemplarité, qui est au cœur de l'organisation actuelle de la commande publique en France, a une dimension politique qui est à préciser dans le contexte de la décentralisation.

◦dans le néo-monument, il y a marquage d'une identité singulière dans le chaos d'un site : l'Opéra de Sidney, le Centre Georges Pompidou et l'Arche de la Défense sont exemplaires de cette différenciation, caractérisée par une production figurative forte, que la dimension seule ne procure pas38. Leur statut politique est hétérogène, leur valeur d'usage pratique importante ou secondaire, mais leur place dans le marquage du territoire et dans la production imaginaire est exceptionnelle; il faut évaluer leur apport à la perception de l'aménagement et à la reconnaissance culturelle des opérations d'équipement. La question qui se pose est d'identifier la capacité du néo-monument à produire des pratiques sociales qui en complèteraient le sens. Si la plupart sont attachés à des sites urbains, plusieurs marquent de formes originales le territoire des nouveaux nomades, comme les autoroutes, le nouveau réseau ferroviaire à grande vitesse, où leur réception est encore à évaluer39.

Sous réserve de fédérer les apports des sciences humaines, de l'anthropologie historique, de l'histoire sociale et politique, l'approche critique des différents aspects de la métamorphose de la monumentalité contemporaine est un des grands chantiers qui s'offrent aux historiens de l'architecture.

Publié dans Publications & travaux

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