OMPTES-RENDUS : BULLETIN DES AMIS DE JEAN PROUVÉ

Publié le par Gérard Monnier

Dans Bulletin des Amis de Jean Prouvé, nº 21-22, janvier 2006


©Gérard Monnier : Jacques Barsac, Charlotte Perriand, un art d’habiter, Ed. Norma, Paris 2005, 512 p.


Dans cet ouvrage imposant (512 pages de grand format), l’auteur livre des informations détaillées et en parties inédites sur une personnalité forte du monde de l’art et de l’architecture. Par sa proximité avec Charlotte Perriand, à laquelle il a consacré deux œuvres de télévision, en 1985 et 1987, l’auteur,  qui est proche de Pernette Perriand, dispose d’un accès privilégié aux archives de l’artiste. Les références aux pièces écrites sont indiquées avec précision, et l’iconographie, pour une bonne part inédite, procure beaucoup de satisfaction au lecteur, dans une édition très soignée. L’auteur, dans des analyses bien documentées, nous permet de suivre la mise au point des projets et leur réalisation, dans la forme d’un récit qui donne lieu à des passages tout à fait remarquables. Mentionnons aussi l’utile restitution des variantes de la polychromie des bibliothèques par des images de synthèse (p. 364-365, et p. 378-379).

  Collaboratrice de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, puis de Jean Prouvé, proche de Fernand Léger, avant de voler des ses propres ailes à partir de 1954, Charlotte Perriand, disparue en 1999,  a une activité débordante de la fin des années 1920 jusqu’à sa mort ; dans les années 1930, pour cette artiste engagée à gauche, les péripéties de cet engagement et celles de sa rupture idéologique avec Le Corbusier sont l’objet dans ce livre d’un exposé important.

D’une façon générale, ce livre confirme la place que Charlotte Perriand a prise au premier rang en France des concepteurs et des réalisateurs d’un art d’habiter contemporain. Elle a fait preuve d’une maîtrise exceptionnelle dans le contrôle de l’esthétique de l’habitation, comme l’atteste son propre appartement, dont l’élaboration s’est poursuivie jusqu’en 1996 avec la collaboration de Pernette Perriand-Barsac. On peut ici s’étonner que l’auteur suspende son enquête et son récit à la dernière collaboration de Charlotte Perriand avec Le Corbusier, qui s’achève en 1959 (Maison du Brésil).  Or son activité se poursuit bien au delà, notamment avec ses responsabilités, parmi d’autres, dans la station des Arcs (jusqu’en 1988) ; ce que met en valeur l’exposition que le Centre Georges-Pompidou consacre à Charlotte Perriand. 

 Une histoire révisée. Cette césure en fait nous éclaire sur la portée de ce livre : il s’agit d’un récit militant, qui, tout au long, se propose de renouveler la connaissance du rôle de Charlotte Perriand (ChP dorénavant), lorsque celle-ci est partie prenante à une collaboration avec d’autres opérateurs, essentiellement Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Jean Prouvé. Ce livre, de ce point de vue, est une révision de l’histoire établie. 


Avant de présenter et de discuter les affirmations de l’auteur, on rappelle ici la chronologie des collaborations de ChP et leur statut ; de 1927 à 1937, ChP est associée à Le Corbusier et Pierre Jeanneret ; de 1939 à juin 1940, elle collabore avec Pierre Jeanneret et Jean Prouvé au projet de diverses constructions pour la SCAL, à Issoire (C. Laurent 2002). Au Japon de juin 1940 à décembre 1942, ChP est à l’écart des activités du BCC, créé et dirigé par Georges Blanchon. Les meubles dessinés en 1939-1940 par Pierre Jeanneret et ChP sont fabriqués et commercialisés, et d’ailleurs sans contrat écrit, par l’Equipement de la Maison, puis par le BCB de Blanchon. De 1946 à 1951, ChP collabore pour plusieurs projets ponctuels avec divers architectes, avec Le Corbusier, Nelson, de Mailly, et avec les Ateliers Jean Prouvé. Avec ces derniers, une convention, signée le 24 mars 1952, précise le statut de sa collaboration à l’entreprise. En 1954, débute une phase nouvelle : le mobilier conçu par ChP est édité par la galerie Steph Simon, et elle reprend sa collaboration avec divers architectes pour de nombreuses réalisations en France et à l’étranger. De 1967 à 1982, elle anime le bureau d’étude qui élabore la station des Arcs en Savoie. 

Dans la révision des attributions, Jean Prouvé est plus particulièrement visé, puisque c’est dans le cadre de l’entreprise Ateliers Jean Prouvé (AtJP dorénavant), entre 1952 et 1954,  que la collaboration entre Prouvé et Perriand a été à l’origine de nombreuses pièces de mobilier. Et c’est aussi parce qu’une exposition en 1990 a attribué au seul Jean Prouvé des pièces issues de leur collaboration (p. 374). Il s’agit donc pour l’auteur, en prenant le contre-pied de ces attributions, de « reconstituer l’histoire de ce mobilier et établir avec certitude l’origine des créations Perriand fabriquées par les Ateliers Jean Prouvé » (p. 339-341). Leur réattribution aujourd’hui peut avoir des conséquences lourdes, au temps des intenses spéculations du marché de l’art et des implications économiques de l’éventuelle édition de répliques. 

L’auteur s’engage donc, à longueur de pages, dans une controverse insistante, dont plusieurs aspects sont franchement désagréables, lorsque l’auteur se croit autorisé à dénoncer les méthodes de plusieurs historiens : de Mary Mc Leod (note 687, p. 488) comme de Peter Sulzer (note 701, p. 488, et note 755, p. 489 ; dans la même note est mentionné aussi un pénible cas de rétractation de témoignage).  Le thème général de cette révision des attributions est que aussi bien Le Corbusier que Jean Prouvé  ont souvent masqué la paternité des travaux de Pierre Jeanneret et de Charlotte Perriand. La méthode consiste à établir, en s’appuyant sur des dessins datés et signés, l’antériorité de leur apport, et donc l’authenticité de leur « création ». Et comme il est établi (on le verra plus loin) que Le Corbusier en a pris à son aise avec le respect des droits de ses anciens collaborateurs, il est commode de faire comme si Jean Prouvé en avait fait de même. 

Il y a des points peu contestables ; ainsi le procédé incorrect de Le Corbusier, qui élimine en 1959 les noms de Jeanneret et de Perriand pour la réédition des meubles édités par Thonet sous leurs trois noms en 1930. D’autres points le sont davantage :  les poignées-raidisseurs en bois massif, pour des portes coulissantes en contre-plaqué, qui sont présentes dans un meuble dessiné par Charlotte Perriand en 1938 (p. 206), se retrouveront ensuite dans bien des meubles des AtJP. Et auparavant dans les meubles conçus par Pierre Jeanneret. Mais tient-on compte ici du fait que ces solutions sont dans « l’air du temps » et que bien des industriels les utilisent, même loin du cercle Prouvé-Perriand ? Ainsi dans les bibliothèques modulaires Oscar, de grande diffusion jusqu’en 1960 (la date de début n’est pas connue).  Il ne faut pas perdre de vue qu’un dispositif de raidisseur saillant s’impose, par une déduction technologique élémentaire, pour tous les panneaux minces et flexibles, comme ceux en tôle d’aluminium, raidie par un pli dans une bibliothèque de Perriand elle-même (dans une bibliothèque pour Jan Martel en 1930, p. 102), sans que cela soit mentionné comme une « création ». Il n’est pas exclu que d’autres raidisseurs, dans des dispositifs analogues, aient été employés par d’autres, ici ou là, à des dates inconnues, peut-être antérieures.

Certaines de ces allégations d’antériorité ne peuvent pas être prises au sérieux ; les portiques à compas de Pierre Jeanneret, qui sont dessinés pour la SCAL, au cœur d’une collaboration étroite avec l’entreprise Prouvé, ne sont qu’une interprétation du portique en tôle apparu dans les projets de Prouvé en 1938, et qui a été protégé par un brevet. On peut estimer que le destin industriel et commercial de la potence d’éclairage, proposée par ChP pour la SCAL, passe par sa réinterprétation ultérieure par les AtJP avec le complément nécessaire d’un câble de soutien. 

Au delà de ces remarques ponctuelles, arrêtons-nous sur les trois interprétations d’ensemble que contient l’ouvrage ; la première porte sur l’affirmation d’une hiérarchie des tâches, la seconde sur le primat de l’apport personnel de Perriand dans un processus d’élaboration collective, et la troisième sur la remise en cause des conséquences des conventions écrites qui définissent la collaboration de Perriand en 1952.

 La hiérarchie des tâches. Elle est dans la réduction de la fonction des AtJP à une fabrication de projets autonomes élaborés par Perriand. L’auteur affirme ainsi « (ChP) conçoit et donne les instructions, les AtJP exécutent et industrialisent. Tout est clair » (p . 356). Il affirme que l’apport des AtJP se limite à la fabrication des « parties métalliques » (p. 500). Or toute élaboration d’un produit industriel, dans une entreprise reconnue pour avoir la commande sur le marché, passe par l’intervention de nombreuses personnes, identifiées, aux compétences reconnues par ChP elle-même ; la conception se soumet aussi aux outillages existants (p. 375).  Il s’agit d’une élaboration collective, dans laquelle les apports des uns et des autres sont solidarisés et unifiés.

 Le primat de l’apport personnel de Charlotte Perriand. Cette question passe par l’examen des brevets. Cette question des brevets d’invention ou des dépôts de modèles à la SPADEM est intéressante : un répertoire des dépôts de brevets ou de modèles (à la SPADEM), en annexe de l’ouvrage, aurait montré que, après un brevet de 1947 (sur un système de tiroirs), et un autre en 1949 (bacs de rangement),  le dépôt suivant est effectué par ChP à la SPADEM le 24 septembre 1952, et conjointement, au nom de « Ateliers Jean Prouvé – Charlotte Perriand ». C’est bien ultérieurement, le 29 octobre 1954,  que toute une série de dépôts est opérée par ChP,  à titre personnel cette fois, dans le cadre du projet d’édition par Steph Simon.  

 La remise en cause des conventions écrites qui définissent la collaboration de Perriand en 1952. Contester les effets, sur son statut d’auteur, de la période de collaboration de ChP avec Jean Prouvé et avec son entreprise est un point de vue peu objectif : après l‘échec d’une démarche  d’édition antérieure (p. 270, et note 539), la collaboration avec Jean Prouvé est une opportunité très favorable, qui ouvre pour ChP la voie à une production industrielle en série avec un partenaire qui est à la tête d’une entreprise reconnue, les Ateliers Jean Prouvé (on note que Jean Prouvé s’efface constamment derrière l’intitulé de l’entreprise, qui « signe » les œuvres). Malgré les difficultés considérables que rencontrent à ce moment les AtJP, cette collaboration sera positive, et les bibliothèques à plots en seront le résultat tangible, en fournissant à ChP l’image d’un produit moderne, efficace pour son entrée ultérieure dans le monde de l’édition. 

En écrivant  « 1953. Edition des meubles Charlotte Perriand sous la marque Ateliers Jean Prouvé » (p. 501), l’auteur assimile, pour cette période de 1952 à 1954, la collaboration avec les AtJP à une convention d’édition. On ne peut pas faire comme si ce nouveau statut, acquis par le contrat avec Steph Simon du 16 novembre 1954, pouvait être transféré aux productions antérieures. Car ces productions, à dater de la convention de mars 1952, sont celles définies par une entreprise industrielle, où, de façon symptomatique, le collaborateur est rémunéré sans considération des éventuels brevets déposés par lui ou grâce à lui.  

Ces réinterprétations souvent forcées atténuent la portée historique de l’ouvrage, où l’auteur conduit un combat que ChP n’aurait peut être pas soutenu de la même façon. Il n’appartient pas  à l’historien d’interpréter les informations à sa guise, quand bien même cette attitude ne serait que le dernier avatar de la fonction séculaire de l’historien de l’art attributionniste. Remarquons que cette interprétation se fait au prix d’un inconvénient, qui est la mise de côté de toute la confiance et de tout l’allant qui conduisaient tous ces professionnels encore jeunes à se lancer dans des collaborations dont toutes les implications juridiques, à l’époque, ne pouvaient pas être envisagées. Et qu’elle implique l’oubli du contexte, celui d’un moment historique, les années 40 et le début des années 50, lorsque la survie des activités de création n’allait pas de soi.


Le 30 novembre 2005

©Gérard Monnier


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