OUVRAGES : “HABITER LA MODERNITÉ”

Publié le par Gérard Monnier

Extrait de l’ouvragecollectif Habiter la modernité, publié 

sous la direction de Xavier Guillot, 

Publications de l’Université de Saint-Etienne





Pierre CAILLOT et Gérard MONNIER : "Le "village Mouchotte" à Paris : acteurs et militants de la modernité urbaine"


L’immeuble de la rue Mouchotte appartient à l’opération Maine-Montparnasse,  une des grandes opérations de la rénovation urbaine conduite à Paris à l’initiative des pouvoirs publics au début de la Vº République. Venant peu après l’aménagement du site de La Défense, cette opération constitue une des transformations majeures du paysage parisien au XXº siècle ; elle est la première des opérations de rénovation urbaine conduites sur la rive gauche ; lui succèderont le Front de Seine (1966-1978) et le secteur Italie (1964-1974). « Mouchotte », ce « grand ensemble dans la ville », est, dans les années 1970, un bastion du militantisme culturel, social et politique.


Historique. L’opération Maine-Montparnasse découle d’une démarche engagée dès l’avant-guerre ; elle est amorcée en effet par une convention signée le 5 mai 1934 entre les Chemins de fer de l’Etat, représentés par leur Directeur, Raoul Dautry, et la Ville de Paris, représentée par le Préfet de la Seine, M. Villey. (1). Cette convention porte sur la libération de plusieurs emprises ferroviaires, dont la plus importante est celle de la gare Montparnasse. En vue du report de celle-ci à l’ouest de l’avenue du Maine, des projets d’architecture sont dès ce moment esquissés (2).  

Après 1953, cette démarche s’inscrit ensuite dans les tentatives municipales de constituer à Paris des réserves foncières ; la SECDOC en 1955 réunit les partenaires  qui s’engageront dans la construction sur les domaines concédés. Elaboré sous la direction de Pierre Sudreau, à partir de 1955, la définition d’un nouveau Plan d’aménagement et d’organisation de la Région parisienne (PADOG), 




approuvé par le décret du 6 août 1960, amorce le SDAU de 1965. Sudreau, Ministre de la Construction dans les gouvernements de Charles de Gaulle puis de Michel Debré de 1958 à 1962, est dès lors en mesure de développer son action en faveur des grandes opérations parisiennes (La Défense, Montparnasse). La création le 25 juillet 1958 de la Société d’Economie Mixte pour l’Aménagement de Maine-Montparnasse (SEMAMM), dont le directeur général adjoint est Edgar Pisani, débouche au début de 1959 sur la formulation d’avis favorables à l’opération par les plus hautes instances (3) ; et on sait que Malraux, ministre d’Etat chargé des affaires culturelles, cautionne alors avec énergie le parti d’une tour élevée sur le site.

On notera ici que l’opération Maine-Montparnasse déroge aux règles relatives à l'interdiction de constructions privées sur le domaine public. Puisque par exception des textes de valeur législative peuvent toujours instituer des servitudes sur le domaine public, l’ordonnance n°59-237 du 4 février 1959 a autorisé la S.N.C.F. à consentir « des servitudes de toute nature au profit d’immeubles privés construits sur son domaine public » ; ce qui a été fait, pour les immeubles construits au-dessus des installations de la gare Maine-Montparnasse,  par les décrets du 29 septembre 1959 et 10 août 1962. Il en découle que la charge foncière, pour les organismes constructeurs, est faible (220 F / m2).

L’opération est divisée en quatre secteurs ; la chronologie des travaux s’étend d’août 1961 (secteur I) au 13 septembre 1973, avec l’inauguration de la Tour Montparnasse (4). Pour ce qui concerne l’immeuble Mouchotte, la mise en service des logements s’effectue en deux phases : mai 1966 (première phase) et printemps 1967 (seconde phase).


Les acteurs. En dehors de la Ville de Paris, les autres composantes de l’opération Maine-Montparnasse ont une dimension nationale. Sont présents la Ville de Paris, la SNCF, la SEMAMM, Société d’Economie Mixte pour l’Aménagement de Maine-Montparnasse,, le Groupement Foncier Français (GFF), qui réunit deux sociétés d’investissement conventionnés, la Compagnie Française d’Investissements Immobiliers et de Gestion (COFIMEG), et le Groupement pour le Financement de la Construction (GFC) (voir annexe I). 

Les architectes. L’Agence d’Architecture de l’Opération Maine-Montparnasse (AOM), alors créée pour la réalisation des différentes phases d’études du projet, regroupe les architectes MM. Beaudouin, Cassan, De Marien, Lopez, Dubuisson et Saubot.  Il s’agit plus de la réunion d’architectes déjà réputés et gravitant autour des maîtres d’ouvrages publics que d’une réelle équipe partageant un projet de conception. L’agence est installée dans des locaux provisoires de la SNCF, destinés à la démolition, 37 avenue du Maine et dans lesquels on trouve également les bureaux de la SEMAMM.


Un programme complexe. L’opération combine la destruction de l’ancienne gare Montparnasse, l’extension de la gare du Maine, la construction d’un ensemble de bureaux, de commerces, de logements, et la rénovation du quartier Plaisance-Vandamme au sud. 

C’est l’aménageur (SEMAMM) qui eut en charge le programme d’urbanisme, l’élaboration des conventions, des règles de copropriété et de gestion, le contrôle du respect des servitudes architecturales, dans une situation tout à fait nouvelle de copropriété avec des divisions en volume, impliquant une imbrication de domaines publics et privés, de parties communes et d’équipements techniques. Les immeubles d’habitation n’étaient pas prévus initialement dans le projet de « pôle de développement des activités tertiaires » conçu au Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU) pour rééquilibrer le tissu économique devenu désuet de la rive gauche parisienne. La prise de conscience tardive de la disparité entre l’importance des fonctions tertiaires nouvelles créées par l’opération Maine-Montparnasse et la vétusté du quartier existant (5) - présence de l’îlot insalubre Vandamme – Plaisance, mais également le succès mitigé auprès des grandes sociétés françaises et internationales pour installer leur siège social rive gauche (malgré la présence d’Air France), suscitent l’entrée de Sociétés Immobilières d’Investissement (SII), COFIMEG et GFC dans l’opération, qui bénéficient de financement type LOGECOS (en application de ce dispositif créé en 1953, une prime de 412.800 francs sans prêt spécial du Crédit Foncier est versée aux deux sociétés) et de la garantie de l’Etat pendant 25 ans contre toute perte financière résultant de blocages ou limitations de loyers par décision gouvernementale.

Le secteur I au nord comporte la tour et le centre commercial, le secteur II au sud comporte la nouvelle gare (Urbain Cassan, arch.), un ensemble de bureaux (initialement pour Air-France et le Crédit Agricole, Beaudouin arch.), deux ensembles de logements pour la COFIMEG et le GFC, confiés à Jean Dubuisson (qui a déjà construit pour la COFIMEG, en 1959-1960, un ensemble d’habitation à Moyeuvre, Moselle) : ensemble Maine-Montparnasse I, bd Pasteur (255 logements de luxe, 1959-1965), et ensemble Maine-Montparnasse II (MM II), rue du Commandant-René-Mouchotte (750 logements - 88 000 m2 - et des parkings - 64000 m2 - 1959-1964, livré en 1966). Ce dernier ensemble MM II, qui abrite une population estimée à 2000 personnes, est l’objet de la présente étude. Sa réalisation est conduite en même temps que la rénovation Plaisance-Vandamme (4400 logements insalubres détruits, 5700 logement neufs construits, dont 4800 logements sociaux). 

Les architectes de ces différentes opérations collaborent au sein de l’Agence Montparnasse secteur II (AMS2), dont les locaux provisoires sont édifiés sur le parvis de la gare. En fait, cette agence se limite à un dispositif de concertation,  chaque opération étant traitée par les agences des différents architectes impliqués dans l’étude et la réalisation du secteur II.

L’état descriptif de division, publié le 22 novembre 1962, établit les droits fonciers destinés à la réalisation des constructions et aménagements en accord avec le cahier des charges de la Ville de Paris et de la SNCF, et cédés sur le terrain d’une superficie de 13.811 m² longeant la voie nouvelle provisoirement dénommée G14 à : la SNCF, pour différents locaux destinés au Domaine Public Ferroviaire en infra et superstructure ; ELF France, pour un parc de stationnement public en infrastructure ; l’Etat (Secrétariat des Postes et Télécommunications) pour les locaux et bureaux d’un tri postal en infra et superstructure ; la COFIMEG et le GFC pour un ensemble résidentiel d’habitations, de parkings et de caves, ainsi que pour un petit local commercial.

En plus de l’ensemble de logements, le programme de MM II comporte donc un centre de tri postal (aujourd’hui désaffecté, L. Arretche arch.),  un ensemble de locaux de service pour la SNCF, un parking public (destiné aux usagers de la gare). Le plan-masse, défini en amont par Urbain Cassan, détermine ce programme, l’implantation des bâtiments et leur volume. Ainsi le volume du parking public et les locaux SNCF déterminent le socle dans lequel le parking privé affecté aux logements et les “caves”  prennent place ; ce socle de deux niveaux aériens supporte une terrasse en partie plantée accessible aux voitures (et aux pompiers), lieu intermédiaire entre l’espace domestique et l’espace public, qui conduit à une implantation des logements en retrait sur la rue. Cette disposition aurait pu ménager, sur deux niveaux, des commerces articulés avec le niveau de la rue : dans la réalisation au contraire, ces deux niveaux, occupés par le niveau des caves et un niveau de parking, sont stérilisés ; l’accès des habitants à l’ascenseur qui dessert la terrasse est un expédient, mais il est le plus fréquenté, en raison de sa disposition proche de l’avenue du Maine, et parce qu’il dessert les deux bâtiments A et B. Les architectes affirment aujourd’hui que leur intention était de disposer l’accès “à partir du jardin”, c’est à dire à partir du boulevard Pasteur.  Les autres accès, au niveau de la rue Mouchotte, sont moins fréquentés. Par contre, les relations directes de la terrasse avec la gare Montparnasse et avec le hall Pasteur sont des commodités appréciables, comme l’accès aux terrasses de l’autre rive de la rue Mouchotte par la passerelle, prévue dès l’origine, et réalisée dans les années 1970 (----?). Mentionnons enfin deux réalisations proches, et d’un grand poids dans l’environnement de Mouchotte, l’hôtel Shératon (aujourd’hui Méridien, P. Dufau arch. 1972-1974), et le jardin Atlantique (F. Brun et M. Péna, paysagiste, 1995). 

Au moment de la mise en service les logements sont tous locatifs ; leur gestion se répartie entre la COFIMEG (436 logements, partie nord) et le GFC (317 logements, partie sud). Une association des locataires, sensée réunir les locataires de l’immeuble du bd Pasteur et les locataires des immeuble de la rue Mouchotte, est active dès 1966. En 1997, cependant, la partie nord (COFIMEG) a été mise en vente, et a introduit pour cette partie le statut de co-propriété. La gestion aujourd’hui est complexe  : elle est mise en œuvre par un syndicat principal, qui réunit les partenaires actuels de MM II, par un syndicat secondaire, qui représente les propriétaires des appartements, et par un syndic unique. 


L’architecture. Le volume de Mouchotte est celui d’une barre unique de 18 niveaux (bâtiment B), complétée au nord par une aile formant retour à 90° (bâtiment A) ; la structure, élaborée et étudiée par l’agence Dubuisson et le bureau d’études SETEC, est construite en béton armé (dalles et refends porteurs) ; la collaboration de l’agence Dubuisson avec la SETEC est ancienne (depuis 1954). La structure est étudiée avant le choix de l’entreprise, soumis à un appel d’offres. Pour les élévations, le projet initial soumis au permis de construire prévoit une façade en éléments préfabriqués de béton armé et une menuiserie acier, qui répond à la volonté d’U. Cassan, et une variante en panneaux de façade en verre et aluminium. Cette soi-disant variante est en fait adoptée par principe en amont, à la suite des études conduites par le chef d’agence, Jean-Pierre Jausserand (dorénavant J-P J), qui fait de la mise au point des panneaux de façade en aluminium et en verre une affaire personnelle depuis son étude d’un premier mur-rideau (acier et verre) en 1954, pour les établissements Jacques Marchand, à Ivry-sur-Seine (achevé en 1961). Réalisée par l’entreprise SEAL, la façade bénéfice d’une subvention de la ville de Paris (sur laquelle il faudrait obtenir des éclaircissements). Ce traitement de la façade, comme une paroi systématiquement lisse, est remarquable ; en outre les éléments d’aluminium anodisé dessinent des effets de trame qui sont la signature de l’architecte à ce moment, “l’écossais Dubuisson”, qui deviendra la figure caractéristique des productions de l’agence. Sur la terrasse, les parties maçonnées ont un parement de mosaïque de pâte de verre, qui deviendra courant dans  les années 1960. Une sculpture en acier Corten et acier inoxydable, de Berto Lardera, un sculpteur italien fixé à Paris, est installée sur la terrasse publique. 


Dans le second œuvre, plusieurs choix techniques sont innovants :  la VMC, étudiée en relation avec le CSTB, s’inspire de réalisations observées en Suède par J-P J. ; elle réunit les évacuations dans les pièces humides, avec une grande économie de conduites, dissimulées par un faux-plafond, et permet l’installation d’un séchoir interne dans chaque appartement, très efficace. Le chauffage sol-plafond, étudié et réalisé par l’entreprise Missenard-Quint, utilise un système réduit de boucles, avec un diamètre plus grand du tube. L’isolation phonique, satisfaisante pour l’époque, est “mieux réussie que dans l’immeuble Pasteur” (J-P J.). La protection solaire des vitrages, par des stores extérieurs qui ne descendent pas au niveau de l’allège, est par contre une solution médiocre et datée. 


Les  appartements, pour la plupart des types 3, 4 et 5, sont traversants ; leur superficie, limitée par le budget de construction, est encore tributaire des normes héritées des années 1950 (chambres de 9 à 10 m2). L’importance des baies vitrées, du sol au plafond, procure un éclairement exceptionnel.  L’équipement intérieur comporte dans les murs de refends des menuiseries en acier coulées dans le moule béton (avec un joint en creux caractéristique), qui incorporent les canalisations électriques. Des préoccupations d’ergonomie peu répandues alors commandent le dessin et les détails de l’équipement : les volumes de rangement dans les cuisines (hors appareils électro-ménager),  les tablettes à hauteur d’appui qui courent le long des baies (et qui évitent une vision plongeante désagréable aux personnes sujettes au vertige) , la hauteur des interrupteurs. 


Les halls d’entrée et les paliers d’étage sont traités avec une géométrie sobre, et des coloris où dominent le noir, le rouge, le blanc et le bois de placage, une gamme qui est fréquente dans la polychromie des architectes post - Le Corbusier (cf. Maison de la Culture de Grenoble, A. Wogenscky arch., 1965-1967) ; les appareils d’éclairage se partagent entre éclairage indirect (fluorescence) et spots dans les faux-plafonds.



Un grand ensemble dans la ville : le lieu d’une saga sociale et politique. Le bas niveau des loyers, résultant de ces aides financières destinées au « logement économique et familial », et ce, dans un contexte économique qui voit les loyers se redresser et le taux d’emprunt s’envoler au-delà des 15%, participe à l’afflux des nouveaux habitants. Le renom de l’opération  devient très vite important et, sans « piston » , il n’est pas question d’obtenir de ticket d’entrée à Mouchotte. Des « quotas » seront réservés et par la Ville de Paris, pour ses employés et pour le relogement d’artistes déplacés dans le cadre de l’opération de rénovation de l’îlot Vandamme-Plaisance, et par l’Etat, pour les employés des entreprises de plus de 10 salariés nouvellement assujettis au « 1% patronal » et pour l’accueil de quelques privilégiés parmi le million de pieds-noirs chassés d’Afrique du Nord.

L’installation rapide des premiers résidents n’est pas sans quelques difficultés. La partie sud de l’immeuble (GFC) est livrée en premier en 1966, au milieu du chantier en cours, et pour certains, sans ascenseurs... ! Pour les locataires musiciens, mieux vaut jouer de la flûte que du piano ! 1967 voit la livraison de la partie COFIMEG. 

Mais les chantiers ne s’arrêteront jamais très longtemps ; le secteur IV (la gare) est livré avant le secteur III (la Tour) qui est achevée en 1973 (en même temps que le périphérique)… Finies les vues sur la coupole de l’Opéra et le Sacré-Cœur !

Suivent les chantiers de l’hôtel Sheraton rue du commandant René Mouchotte et de l’immeuble d’habitation de P. Dufau,, les immeubles Bofill place de Catalogne, l’opération du jardin Atlantique (enfin !) et de bureaux jusqu’en 1999. Les dépressions nerveuses dues aux nuisances sonores ne sont pas rares !

Les aspects démographiques et sociologiques (non programmés !) de la population « mouchottienne » amplifient les difficultés liées à l’impréparation de l’opération d’urbanisme et au manque d’infrastructures et d’équipements collectifs réalisés pour l’accueillir, tels que garderies, crèches, locaux sociaux, centre de loisirs, etc… En effet, la population de Mouchotte est majoritairement constituée de jeunes adultes (68% compris entre 20 et 60 ans), la population active ne représentant que 43% de la population résidante totale (la moyenne à Paris étant dans le même temps de 51%). La composition socio-professionnelle de Mouchotte est peu contrastée, sinon homogène : cadres, fonctionnaires, professions libérales et chefs d’entreprises représentent les 2/3 de la population active.

Regroupés au sein d’une « Association des résidents de l’ensemble Maine-Montparnasse » , plus tard l’« Association des Locataires Maine-Montparnasse » (ALMM), les locataires réagissent très vite aux difficultés d’adaptation au quartier qu’ils rencontrent. Dès 1967, ils distribuent gratuitement un « bulletin », financés par près d’une centaine de commerçants du quartier, les assemblées générales se tiennent en présence du Maire d’arrondissement et de la presse.

Les sujets de revendication touchent aussi bien la vie de l’immeuble (le calcul des charges, les locaux associatifs, culturels et sportifs) que les locaux commerciaux initialement prévus et économiquement irréalistes, qui sont rapidement attribués par les bailleurs aux associations qui les gèrent, la sécurité (COFIMEG et GFC forment spécialement des gardiens, initialement recrutés parmi des retraités de la police), que les enjeux plus vastes du quartier (les passerelles prévues en franchissement de la rue Mouchotte, la radiale Vercingétorix, le jardin Atlantique…). Une fête annuelle aura lieu sur la terrasse dite Modigliani, où passent écrivains, journalistes, cinéastes, hommes politiques, architectes, Dubuisson, et un dromadaire…

Le moment, rappelons-le, est celui de l’émergence d’une pensée critique sur la ville, qu’illustrent la thèse du « droit à la ville » et les formules de l’autogestion, que préconise Henri Lefebvre. Les couches qui accèdent à Mouchotte, cultivées, souvent au contact des lieux de pouvoir et de la communication,  quelquefois  aisées, ont les moyens nécessaires pour manifester en vrai grandeur cette pensée critique.

D’ailleurs les données externes mettent la population du village Mouchotte aux premières loges des actions à opposer face à une transformation urbaine exceptionnellement intense, et de longue durée, puisque son impact s’étend de 1965 à 1978. Le site est à la fois celui de l’implantation d’un ensemble de logements et de bureaux de taille exceptionnelle, confrontée à la rénovation d’un quartier insalubre, de la modernisation d’une grande gare ferroviaire et de ses accès, de la création d’un équipement hôtelier majeur, du projet d’une  voie routière pénétrante en relation directe avec le périphérique (la radiale Vercingétorix), de la création d’un jardin sur dalle, d’une circulation aérienne des piétons par passerelles. 

La rénovation Plaisance-Vandamme a pesé sur le climat politique de la réalisation de MM II.   Des témoignages font état de la dangerosité d’un voisinage temporaire de squats, de commerce de la drogue, de violences. Par ailleurs, est effective la pression physique qu’un chantier permanent fait peser sur l’ensemble du site : les travaux, après l’occupation des logements en 1966-1967, se poursuivent jusqu’en 1978, avec un prolongement en 1995 (achèvement du jardin Atlantique).  

Par ailleurs la population des primo-résidents de Mouchotte  est faite de jeunes couples, dont beaucoup accèdent à la location en fonction  de leur appartenance à (ou de leur relations avec) des réseaux politiques ou administratifs influents : fonctionnaires, notamment du Ministère de l’Equipement, enseignants des Universités, permanents de partis politiques (RPR , PCF) ; le contexte des années qui précèdent 1968 est celui d’une contestation virulente des choix d’une « société bloquée » ; et sous l’influence des approches de Lefebvre et de Castells, la question des « luttes urbaines » débouche dans le quartier sur des mouvements de grande intensité, qui sont aussi à Mouchotte des enjeux pour des forces politiques de gauche en pleine recomposition. Le printemps de 1968, lorsque les « mouchottiens »  prennent leur place dans les Comités de grève du quartier,  et pavoisent le bâtiment en rouge et en noir, est un moment de cristallisation de ces mouvements, qui perdurent ensuite à Mouchotte jusqu’en 1977. Tout au long de cette période, et souvent sans connexion directe avec les groupes politiques, les militants de la vie associative animent des activités sociales et culturelles très intenses : crèche, aide scolaire,  clubs de danse, de tennis, etc. , qui aboutissent chaque année à la devenue rituelle « fête de Mouchotte », au printemps. La population de Mouchotte, dans son ensemble, participe aussi, dans les mœurs et dans la consommation, à l’expérience des nouveaux critères du bien-être. 

Dans les années qui suivent, dès 1973 la lutte contre la « radiale Vercingétorix » mobilise Mouchotte ; alors que dans un premier temps, le projet est soutenu par les tenants d’une culture industrielle et productive, c’est-à-dire par la section du PCF du 14 º arrondissement et par le RPR, les forces de Mouchotte poussent au contraire au refus, y compris la cellule du PCF ; l’opposition à la radiale prend alors la forme d’une prémonitoire union de la gauche politique, des associations, et des premiers acteurs du mouvement écologique, qui conduit une consultation populaire,  les 31 mai et 1º juin 1977 ; le non à la radiale, sur 3573 votants, l’emporte par  3307 bulletins, soit 93,05 %. La manifestation culmine avec la Fête des 11 et 12 juin 1977, « contre la radiale ». Ces actions conduisent à l’abandon du projet par  la ville de Paris, dans le contexte du nouveau rapport culturel à la ville,  inspiré par le Président Giscard d’Estaing. 

C’est le moment où le site et sa population turbulente inspirent Bertrand Tavernier, qui dans son film Des enfants gâtés(1977), en partie tourné à Mouchotte, expose les données et le déroulement d’un conflit (imaginaire mais vraisemblable) entre le Comité de défense des locataires et le propriétaire. Les mouchottiens sont interprétés par Michel Piccoli, Gérard Jugnot, Christine Pascal,  Arlette Bonnard.

L’abandon du Programme commun, en 1978, avec en corollaire la montée en puissance de la réorganisation du Parti socialiste, débouche, pour de nombreux militants de Mouchotte, sur des itinéraires personnels nouveaux, qui les écarte du militantisme local. Au milieu des années quatre vingt, lors des premiers renouvellements de bail, l’  « unité » des locataires est encore intacte pour refuser la « remise à niveau » des loyers ouverte par la loi du 23 décembre 1986, malgré les fissures politiques qui ont commencé à apparaître entre eux. Il faut attendre dix ans plus tard, en 1997, et le projet de vente des appartements, pour voir se manifester une nouvelle opposition, sur la base du refus de la main mise sur la rente foncière par les promoteurs. La vente « à la découpe » par la SEFIMEG (anciennement COFIMEG) fait éclater en 1997 la belle unité des Mouchottiens. Les plus « durs » siffleront ceux qui achètent et qui ont cédé devant les conditions d’achat très avantageuses offertes par la SEFIMEG (6).

Depuis 1997, les mutations de propriété se succèdent, et semblent indiquer une instabilité affirmée des propriétaires ; les propriétaires-bailleurs se multiplient. 


Plus de trente ans ont passé depuis l’installation des premiers Mouchottiens, les trentenaires sont devenus sexagénaires et leurs enfants se sont mariés…430 appartements sur 746 sont gérés par un syndicat de copropriétaires à part entière, le syndicat secondaire des copropriétaires de Mouchotte.


Lors de la première assemblée générale qui se tient dans les salons de l’hôtel Méridien, en ------- ( 1998 ?) sont évoqués les problèmes de chauffage, de nuisances acoustiques, de stores extérieurs, d’ascenseurs, des problèmes déjà évoqués depuis longtemps par les premiers locataires…Les nouveaux « responsables » de l’immeuble sauront-ils mieux satisfaire les problèmes soigneusement esquivés par les anciens « propriétaires » ?

Déjà de nouvelles demandes apparaissent : percement des voiles porteurs pour réunir deux appartements, pose de paraboles ou de climatiseurs en façade, fermeture et contrôle de tous les accès à l’immeuble « comme dans n’importe quel immeuble haussmannien » (!), proposition de privatisation des parties communes « abusivement occupées par certains à la charge de tous » !

La gestion des années passées n’était pas parfaite, loin de là, et le bilan des lacunes des anciens gestionnaires n’est pas encore vraiment apprécié par tous, mais la question de la gestion d’un ensemble immobilier comme Mouchotte, aujourd’hui et pour les années à venir, où le nombre et le poids des propriétaires bailleurs augmentent sensiblement tous les ans, intéresse de moins en moins de personnes, au détriment, peut-être, des résidents. 

Des transformations, dans les rapports entre les habitants, entre les 

propriétaires, s’opèrent actuellement au profit de l’intérêt particulier, sans véritable prise de conscience des problèmes des uns et des autres, sans véritables projets collectifs. 

Que va devenir le « village Mouchotte » dans les cinq ou dix ans à venir ? L’expérience de l’histoire et la mémoire de ceux qui ont vu ou vécu la construction de l’opération Maine-Montparnasse, et la transformation d’un quartier pourraient nous apporter matière à réflexion. Il est urgent de la recueillir avant qu’il ne soit trop tard.

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