OUVRAGES : “LES GRANDES BAIGNEUSES, C’EST NOUS !”

Publié le par Gérard Monnier

OUVRAGES PUBLIÉS EN FRANCE :

Extraits du dernier chapitre du roman Les grandes baigneuses, c’est nous ! :

…/…

Les difficultés que rencontre la Fondation Vasarely, à Aix, et le conflit violent qui s’ensuit, ont attiré l’attention bien au delà de la presse parisienne ; sans doute relayée par les artistes en résidence dans l’atelier de Leo Marschutz, puis par les services de l’ambassade des Etats-Unis, l’information est parvenue dans les milieux spécialisés, et à Baltimore en particulier, où les héritiers de Michael Mc Broad dirigent une importante galerie.

John Mc Broad
Michael’s Gallery, Baltimore
à
Monsieur le Maire
Aix-en-Provence
- confidentiel -

Baltimore, le 15 juin 1995

Monsieur le Maire,

Notre famille, qui a de très anciens liens avec votre ville, est très émue d’apprendre que, à la suite de vols et d’abus de confiance, vous envisagez de fermer le musée moderne que le peintre Vasarely avait construit sur un terrain offert généreusement par votre ville. Nous sommes prêts, avec mon frère et ma sœur, en souvenir de tout ce qui nous attache à la ville du grand Cézanne, à vous aider.
Nous vous proposons d’ouvrir dans ce musée une exposition permanente consacrée à Paul Cézanne. Pour des raisons liées aux contraintes impo-sées par notre compagnie d’assurance - le musée est isolé, et sa construc-tion légère n’offre aucune sécurité contre les moyens modernes d’effraction - notre projet est d’exposer des copies des tableaux de Cé-zanne, complétés par des copies des tableaux de ses principaux élèves américains. 
Nous sommes en effet en mesure de révéler aujourd’hui l’importance de cette école américaine d’Aix ; ce sera un évènement mondial, dont nous voulons que le bénéfice soit tout entier porté au profit de ce musée et de votre ville. 
Notre conseil juridique est à votre diposition pour vous présenter un pro-jet détaillé de contrat d’exploitation du nouveau musée, et des droits déri-vés.
Dans l’attente .....

Cette lettre est restée sans réponse.

21 octobre 2002. Dans les salons de l’hôtel Lutétia à Paris, à 9 h 30, John Andrew Hicks, assisté de son avocat, Me Dominique Veillard, tient une conférence de presse. Dans un français hésitant mais acceptable, il annonce son intention de déposer une plainte devant le tribunal de Paris, afin de faire reconnaître, au titre d’ayant-droit agis-sant au nom de son père, décédé en 1934, le droit à la protection à l’image de la per-sonne sur les oeuvres attribuées à Cézanne qui ont pour thème Baigneurs ou Baigneuses . Me Veillard explique tout d’abord que la jurisprudence française, très favorable au res-pect rigoureux des droits de la personne sur son image, justifie que cette affaire soit plaidée devant un tribunal français. Hicks montre ensuite aux journalistes des photogra-phies de son père en caleçon dans l’atelier des Lauves, posant avec d’autres élèves amé-ricains, et l’extrait de The Boston Diary du 25 mai 1955. Sans beaucoup de prudence, il fait état de ses relations en 1978 avec Romain Gary, décédé depuis.
Les réactions de la presse sont violentes et diverses. Plusieurs journalistes, ré-agissant à la connivence avec Romain Gary, dénoncent ce qu’ils estiment être un canular ; d’autres, moins cultivés, ou tout simplement abasourdis, se penchent, avec plus ou moins de sérieux, sur ces revendications. Quelques-uns, faisant assaut de perspicacité, croient voir une manœuvre commerciale : une fois reconnu le droit à l’image, le plai-gnant, affirment-ils, revendiquera un droit sur une paternité partagée des œuvres. D’où un formidable contentieux sur les droits d’auteur, sur le droit de suite, etc.
Mais tous font un sort, souvent sensationnel, à la déclaration de 1955, “Les gran-des baigneuses c’est nous !” On la trouve en première page du journal Le Monde, dans son édition du jour (on notera le professionnalisme de Me Veillard, qui avait fixé l’heure de la conférence de presse en connaissance de cause). Véhiculée par l’AFP, on la trouve le lendemain mardi 22 octobre dans toute la presse nationale, L’Equipe y compris, et dans la totalité de la presse régionale ; dans Le Canard enchaîné du 23 octobre, Jacques Lamalle signe un papier à la fois enthousiaste (enfin un artiste français au centre d’une controverse internationale) et cynique (sur la marchandisation de l’image). Sans délai, dès le soir même, Hicks est invité au journal de 20 h sur la 2, où sa prestation fait mer-veille, habilement mise en scène par un journaliste par ailleurs ignare (il confond un ins-tant Cézanne et Matisse, Aix-les-bains et Aix-en-Provence). La couverture médiatique de l’évènement est finalisée, comme on dit aujourd’hui en langage de communication, par l’édition de fin de semaine de La Provence, le quotidien de Marseille, qui donne la parole à Edmonde Charles-Roux et à Alain Paire. En termes mesurés, tous deux évo-quent la tradition cézannienne, sa place dans la culture aixoise ; Edmonde Charles-Roux évoque le culte que Gaston Defferre portait à Cézanne ; Alain Paire, en vrai connaisseur, mentionne la permanence d’une colonie d’artistes américains à Aix, avec l’atelier Leo Marchutz ; il s’interroge sur le silence de l’auteur, qu’il a sollicité et qui a refusé de se prononcer (et pour cause, ne voulant pas livrer prématurément la substance de sa longue enquête, et ne voulant pas être happé par l’enquête judiciaire). 
Bien entendu, après le choc immédiat des mots et de l’image, le sens multiple de la revendication est au centre du débat. Qui sont les modèles de Cézanne ? Se peut-il que des peintres américains partagent avec Cézanne l’attribution des œuvres ? Dans les jours suivants, les opinions se déchaînent : une bonne partie de l’Etat-major de la Direc-tion des Musées de France et des musées nationaux monte au créneau, toutes les catégo-ries professionnelles du monde de l’art se manifestent. Si les plus éclairés, qui évoquent les œuvres d’ateliers des maîtres d’autrefois, sont prêts à admettre une “exécution plu-rielle” (l’expression est sous la plume d’un critique de Libération), beaucoup récusent, sous le coup de l’anti-américanisme du moment, la notion même d’une collaboration de jeunes élèves américains. Jamais, dans ce sens, la gloire de Cézanne ne s’est à ce point confondue avec une identité d’artiste primitif , variante de l’homo faber, donc authenti-que et national. 
Dans son meilleur, le débat prend la forme d’une réflexion approfondie sur “Vé-rité de l’art et mensonge de société” (titre d’un éditorial de Jacques Duquesne, dans L’Express). Assez rapidement, le débat quitte le terrain de l’art, de son histoire, de ses enjeux sociaux, lorsque les différentes chapelles et groupes de pression tirent parti de l’évènement pour saisir l’opinion de leurs analyses et de leurs points de vue. Les com-mentaires éclatent alors dans toutes les directions, et ils s’épuisent dans des applications plus ou moins cocasses, mais où passe quelquefois le cynisme d’opérateurs intéressés. Un membre de la chambre de commerce et d’agriculture d’Aix-en-Provence exige ainsi le dépôt d’un projet de loi sur l’Appelation d’Origine Contrôlée (AOC) appliquée aux œuvres d’art. Le mouvement gay tente de récupérer la situation en mettant en évidence le culte du nu masculin dans les tableaux consacrés aux Baigneurs. Un fabricant de sous-vêtement met en chantier pour la saison d’hiver une ligne de produits “Atelier Cé-zanne”. Un élu municipal d’Aix-en-Provence (divers droite), qui opte pour un contrôle de la reproduction des sites cézanniens, prend contact avec la redoutable Société des Auteurs dans les Arts graphiques et plastiques (ADAGP).

Janvier 2003. Dans des conditions obscures, et qui échappent aux compétences de l’auteur, le tribunal de Paris est dessaisi, et l’affaire est confiée au tribunal d’Aix-en-Provence.

23 juillet 2003. Aux petites heures de la nuit, une violente explosion détruit les locaux du greffe du tribunal d’Aix-en-Provence. Cet attentat détruit, entre autres pièces, l’ensemble du dossier de l’affaire Hicks. Non revendiqué, il renoue avec une solide tra-dition locale, qui fait peser le soupçon sur un nombre significatif d’auteurs possibles : une des tendances du Front National de la Libération de la Corse (FNLC), les héritiers du Service d’Action Civique (SAC), recyclés localement dans la délinquance immobi-lière, des personnalités du grand banditisme, spécialisés dans le racket des restaurants et dans le trafic de drogue, ou encore, des barons puissants du marché de l’art. L’enquête s’épuisera à suivre ces directions divergentes, et on peut douter que la plainte de John Andrew Hicks puisse dorénavant conduire à un jugement.

Service d’été 2003 du TGV d’Aix à Paris (13)

Aix-en-Provence TGV 5h44 8h50 10h44 14h23 16h44 18h14 19h23 20h29
Paris-Gare de Lyon 8h45 11h51 13h41 17h21 19h45 21h11 22h21 23h43

(13) A l’attention des lecteurs intrépides qui envisageraient de vérifier sur place la documentation de l’auteur, et, pourquoi pas, qui entreprendraient de prendre la suite de l’enquête.

Publié dans Publications & travaux

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