CATALOGUE EXPOSITION GEORGES FESSY AIX - OCTOBRE 2008

Publié le par Gérard Monnier

Dans le catalogue de l'exposition Georges Fessy, pavillon Vendôme, Aix-en-Provence, octobre 2008 (sous presse)


Georges Fessy : un domaine, deux visions 


Parmi tous les ensembles d'objets qui font les domaines  possibles du photographe, les édifices sont peut-être les plus contraignants. Photographier des édifices exige beaucoup du photographe : venir sur le site, composer avec les saisons, les jours, les moments, observer un objet qui absorbe et réfléchit à sa façon, chaque fois différente, les lumières, et puis pénétrer, parcourir l'édifice, en arrêtant la vision sur une sélection propice de lieux et d'apparences. Des opérations qui demandent une longue suite d'actes physiques, de marches et de contre-marches, de décisions calculées pour réduire l'improbable, et qui exigent plus de l'homme de métier que du néophyte, pressé et laconique. On ne dispose que de quelques photographies, prises par des tiers, pour avoir un minuscule aperçu de l'affrontement du photographe à ces difficultés : celle de Fred Boissonnas en 1907, perché sur une immense échelle double, tenue par des haubans, pour photographier les métopes du Parthénon ; une autre, équivalente, de Bernd Becher pendant une prise de vue. Et encore : ces images se fixent sur le point d'arrivée, et ne disent rien sur tout ce qui précède.    

Bien peu nombreux sont les photographes d'architecture qui livrent des témoignages sur cet aspect de la pratique ; ses propos ayant laissé des traces précises dans un colloque, en 1999, le témoignage de Georges Fessy est substantiel 1

Il nous apprend que son métier se confond d'abord avec l'énergie et la patience acharnée qu'il mobilise sur un site. Le travail sur commande peut le conduire à un investissement lourd, à des séries de prises de vues interminables : cinq mois  sur le chantier de l'Institut du Monde arabe, parce que "le bâtiment était surprenant" 2 ; huit semaines à Tel Aviv pour photographier les bâtiments des années 1930, tels qu'il avaient été transformés par le délabrement, les travaux improvisés ; "J'ai failli partir au bout de huit jours, déprimé (…) j'ai eu vraiment une expérience très, très dure, mais intéressante"  3.  La plupart de ces commandes sont la source de grandes satisfactions : 


J'ai toujours eu la chance d'avoir du temps pour revenir sur  mon sujet et c'est fondamental pour vivre le lieu, le bâtiment. Je suis probablement un enfant gâté avec mes cartes blanches et j'ai du prendre de mauvaises habitudes, mais lorsque par malchance on ne me laisse que deux jours pour intervenir su un bâtiment, j'ai le sentiment de ne pas couvrir mon sujet comme il le faudrait" 4


Pour les Salines d'Arc et Senans, il travaille sur le site pendant quatorze mois, par séquences d'une à plusieurs journées, pour le Grand Hornu, pendant douze mois. Il admet que la suite des saisons et des ambiances atmosphériques apparente son observation à celle du paysagiste.  

Cette donnée est importante aussi pour aborder la question de la relation avec l'architecte : on saisit quel écart sépare les intérêts du photographe de ceux de l'architecte. Car, dès que l'édifice référent sort du champ patrimonial, la question de l'identité photographique d'un édifice se transforme. La demande est en effet celle de la qualification par la photographie d'une 'architecture d'architecte', avec tous les enjeux professionnels qui en découlent. Ce qui fonde cette relation est d'abord la dimension documentaire de la commande photographique : organiser dans une séquence cohérente les informations utiles pour montrer les principaux aspects d'un projet réalisé, pour caractériser la maîtrise de la conception, la rigueur du contrôle de la construction, la plénitude des effets produits.  Une démarche qui implique la connivence du photographe avec l'architecte.

La plupart des solutions que pratique alors Georges Fessy sont inscrites dans une photographie conforme aux usages et aux codes de la représentation d'un édifice en (relative) majesté : vision frontale, mise en coïncidence de la géométrie de l'image à deux dimensions avec les géométries mises en œuvre dans le projet et dans la construction, redressement de l'image pour se rapprocher du géométral dessiné, choix d'une lumière modérée et équilibrée, pour éviter les écarts entre ombres saturées et lumières très fortes. Autant d'emprunts aux codes graphiques qui sont ceux du métier d'architecte, autant de manifestations du classicisme élégant de la photographie d'architecture qui se perpétue depuis les pionniers du XIXº siècle. (Dôme de l'Hôtel-Dieu, à Lyon, Institut du Monde Arabe à Paris, élévation). Lorsqu'il le faut Georges Fessy accepte avec humilité  d'inscrire son travail dans cette longue tradition de la photographie industrielle, dans cette recherche de la rigueur des cadrages à la chambre, mis au point à la loupe, et au rythme  de cinq à quinze photos par jour. Avec une particulière jubilation dans le cadrage des modénatures de l'architecture classique (château d'Ancy-le-Franc). 

A ceci près  que, effectives dans la lecture des édifices anciens,  la sélection des détails plastiques et la mise en valeur des épidermes, si vivantes encore chez Lucien Hervé, s'effacent au profit d'un tout autre registre, celui des effets de lumière, des clairs-obscurs, des réflexions, des transparences, qui sont les richesses des projets contemporains. D'où des dérives savoureuses, que Georges Fessy conduit avec toute sa maîtrise (BNF à Paris, Palais de justice, à Nantes, Musée des Beaux-arts, à Lille). Et non sans réticences ; ainsi pour la photo de l'Onyx à Saint Herblain :


"Lorsque un objet est très photogénique, l'esthétisme ou le minimalisme sont tentants (…) La tentation était grande de s'approcher de cet objet avec un grand angle, et en particulier de la pointe rouge dessinée sur le bitume qui plonge en courbe dans l'eau d'un bassin : démarche dangereuse ! (…) Il faut se méfier de la séduction d'un accessoire" 5. 


Ces réserves sont honorables. Mais la séduction de la photogénie est-elle seule en cause ? Ou l'élan du photographe au travail dans le renouvellement des visions ? Toujours est-il que Georges Fessy  choisit de s'écarter de temps à autre de la vision descriptive ; de faire, comme le dit joliment Christian Hauvette, un "saut de côté" 6. Sur un mode mineur et discret, il s'attache à produire une image lyrique d'un bâtiment, dans une sorte d'interprétation piranésienne moderne. Par des points de vue et des cadrages qui échappent à la représentation classique, par des lumières raréfiées, il lui arrive d'agir sur la mise en scène d'un lieu, où s'équilibrent le regard sur les objets et les indications légères qui suggèrent une fiction (l'Onyx à Saint-Herblain). Dans un lieu saturé de lumières et d'ombres dramatiques, surgissent de rares figures (soufflerie de l'ONERA, à Meudon, et Arche de la Défense) ; au lieu d'être seulement l'instrument pour indiquer l'échelle (un legs de la tradition photographique), ces figures minuscules et inattendues introduisent un mouvement, déterminent un moment dans un récit incomplet. Reste à savoir si ces images "décalées" suscitent l'intérêt des architectes commanditaires ; oui, dans la mesure où elles proposent  une poésie ouverte tout à fait compatible avec le besoin d'établir une aura sur l'œuvre de l'architecte. Et en tout cas elles expriment une démarche personnelle qui a la valeur sémantique d'un commentaire non verbal, tout entier délivré dans les figures et les formes du médium photographique, et à l'écart de nos codes linguistiques.

Je ne mettrai pas un terme à cette rapide présentation d'un grand professionnel de la photographie d'architecture sans évoquer le contexte et l'actualité. A côté de tant de fausses monnaies, qui chargent le marché de la photographie de plus de questions que de certitudes, exposer le travail de Georges Fessy est un manifeste pour établir ce que l'exploration d'une nouvelle vision doit au métier et au professionnalisme. Un manifeste qui vient à point, au moment où les facilités apparentes de la prise de vues numérique, confiée à des praticiens d'aventure, détournent la commande, dans la publicité comme dans les administrations, et les éloignent des compétences du photographe d'architecture. 

 

©Gérard Monnier


1 FESSY Georges, 'Le photographe et le modèle" (p. 44-55), et aussi, avec Christian Hauvette, "L'architecte et le photographe" (p. 32-43),Architecture-Photographie, Actes du colloque éponyme de Lille, Ecole d'architecture de Lille et de la région Nord, Villeneuve d'Ascq, 7 mai 1999. Ce colloque et cette publication avaient été organisés par Daisy Hochart, qui préparait une thèse sous ma direction, et qui est prématurément décédée ; je salue ici l'ardeur qu'elle mettait à réunir les matériaux d'une étude de la photographie d'architecture.

2  ibid. p. 40

3 ibid. p. 36

4 ibid., p. 51

5 ibid., p. 50-51

6 ibid., p. 35

Publié dans Publications & travaux

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