COMPTES-RENDUS : DOMUS N°827

Publié le par Gérard Monnier

dans Domus , nº 827- juin 2000, p.98 :

Nicoletta Trasi et Paola Misino, André Wogenscky, raisons profondes de la forme, coll. Architextes, Le Moniteur, Paris, 2000, 275 p.

Chef d'agence de Le Corbusier après 1945, André Wogenscky a poursuivi, après son départ de l'agence de la rue de Sèvres en 1956 (il avait quarante ans), une trajectoire personnelle importante. La réception de son travail cependant a été constamment marquée par sa relation étroite avec Le Corbusier, et la critique a imposé une image constante de dépendance intellectuelle et stylistique. Toutefois, dans la récente période, des édifices majeurs d'André Wogenscky, comme la Maison de la Culture de Grenoble, ont fait l‘objet d'une reconnaissance telle (réhabilitation de l'édifice, au terme d'un concours national en 1997, conduite par Antoine Stinco) qu'elle justifie une substantielle réévaluation de leur architecte.
L'ouvrage que publient Nicoletta Trasi et Paola Misino propose la première mise au point sur l'homme et l'œuvre. Appuyée sur une bonne saisie des données biographiques et professionnelles, associée à une anthologie de textes de l'architecte et complétée par des entretiens conduits depuis 1992, c'est une très utile mise en perspective d'un itinéraire, structuré en périodes bien identifiées. Comme beaucoup d'élèves de sa génération, déçu par l'anachronisme de la formation à l'Ecole des Beaux-arts, André Wogenscky trouve dans l'agence de Le Corbusier, où il entre en 1936, une nouvelle motivation. Collaborateur proche du maître depuis 1942, il devient de 1945 à 1956 son chef d'agence, prenant une part très active à la fois aux dispositifs professionnels de l'Ascoral et de l'Atbat, à la genèse du Modulor, et à l'étude et à la production de l'usine Duval à Saint-Dié et de l'Unité d'habitation de Marseille. Rédacteur en chef de la revue L'Homme et l'Architecture, 1945-1947, il occupe aussi le créneau stratégique de l'écriture et de l'édition. A partir de 1949, et pour les autres unités d'habitation, Le Corbusier se décharge beaucoup sur lui, confiant à André Wogenscky un rôle primordial dans la négociation de la commande et dans la gestion des études, et bien entendu dans la conduite du chantier. Longtemps après son départ de l'agence, il doit faire face, après la mort de Le Corbusier en 1965, et il prend la responsabilité de l'achèvement des chantiers en cours, notamment à Firminy, et il organise de la Fondation Le Corbusier, dont il sera le président pendant onze ans.
De 1957 au début des années 1970, André Wogenscky, dans sa propre agence, conduit ses chantiers avec la volonté d'une affirmation personnelle. Après une unique commande d'habitat collectif (Thionville 1961-1965), il réalise des édifices et des équipements publics, caractéristiques des architectures de la croissance, où s'affirme une très forte différenciation plastique entre les différentes parties du programme, leur plan et leur enveloppe : espaces collectifs, libres, ouverts et mouvementés, contrastent avec les cellules répétitives (du logement ou des bureaux) : Foyer de jeunes travailleurs à Saint-Etienne (1962-1963), hôpital Necker à Paris (1963-1968), Préfecture des Hauts-de-Seine à Nanterre (1965-1972). Son interprétation de l'enveloppe , et du rapport au sol se précise avec la piscine de Firminy (1965-1969), et la Maison de la Culture à Grenoble (au CIAM réuni en 1958 à Otterlo), en butte aux propositions des novateurs, comme Giancarlo De Carlo, qui critiquent la conception formelle et esthétique de la ville radieuse., il reste le porte-parole de la doctrine de la "ville fonctionnelle". Après la crise de 1973, l'activité de son agence cesse en France et trouve un second souffle au Liban et au Japon, avant de se replier sur des projets d'art urbain, menés avec l'épouse de l'architecte, le sculpteur Marta Pan (aménagement de la rue de Siam à Brest, projet 1988). 
A côté de l'héritage assumé, Wogenscky a été l'homme des "bonnes pensées" sur l'architecture, de l'affirmation de la mission d'altérité de l'architecte (Architecture active, 1972). Les auteurs abordent avec discrétion la question de l'interprétation historique d'un tel itinéraire. Leur propos n'insiste pas ici sur les limites de l'expression restée très littéraire d'une conception humaniste, et en fait souvent très convenue, de l'architecture, expression dont l'introduction de Roberto Secchi nous livre, sans exprimer le moindre doute sur leur pertinence, quelques lieux communs. Après une expérience décevante de l'enseignement (à Bruxelles, à partir de 1963), Wogenscky, dans la posture de l'auteur et du messager, a constamment plaidé l'intégration de l'architecture dans une culture qui ignore les conflits et qui prône le consensus et la richesse des rapports humains (p. 40). En s'imposant une distance croissante avec le chantier, l'élaboration matérielle et les techniques, l'architecte, qui semble avoir été toujours à l'écart des tensions parisiennes, se place au dessus de la mêlée, tout en participant (avec quelle conviction ?) aux grands concours (Centre Beaubourg, Opéra Bastille, etc) ; le rôle social d'André Wogenscky est après 1980 celui d'un notable, couronné tardivement par les pouvoirs publics (Grand Prix National d'architecture en 1989), et acceptant des honneurs que Le Corbusier avait dédaignés (l'élection en 1998 à l'Académie des Beaux-arts).

©Gérard Monnier

Publié dans Publications & travaux

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