COMPTES-RENDUS : TECHNIQUES ET ARCHITECTURE

Publié le par Gérard Monnier

Dans Techniques et Architecture :

Rémi Baudoui, Raoul Dautry, le technocrate de la République, 1992.

Jean-Yves Andrieux, Le Patrimoine industriel, 1991.

Françoise Choay, L'allégorie du patrimoine, Le Seuil, 1992

Marcel Roncayolo et Thierry Paquot, Villes et civilisations urbaines, Larousse, 1992.

Bernard Marrey, Nicolas Esquillan, ingénieur d'entreprise, Picard, 1992.

 

Dans Techniques et Architecture, nº 434-1997, p. 94 :

Claude Massu, Chicago : de la modernité en architecture 1850-1985, coll. Eupalinos, Marseille, Editions Parenthèses, 1997.

Dans l'histoire architecturale du Nouveau Monde, Chicago partage, avec New-York, le premier rôle dans la production de la modernité. Claude Massu, dans ce livre, propose une histoire circonstanciée d'une architecture qui, depuis le grand incendie qui ravage en 1871 le site, a toujours participé à l'actualité. En effet, par l'étroite relation que les programmes et les constructions établissent avec les états successifs de la société américaine, l'art de bâtir à Chicago s'est identifié avec l'histoire matérielle et culturelle du capitalisme. Colin Rowe avait déjà indiqué que le principe de la structure par ossature était l'apport des architectes de Chicago à la typologie de l'architecture contemporaine. Par des analyses qui mobilisent une connaissance de première main des édifices, des personnalités et de l'évolution socio-culturelle des milieux professionnels à Chicago, Claude Massu montre que l'impact de la grande entreprise sur les pratiques de l'architecture a fondé à Chicago un empirisme absolu, qui pèse à la fois sur l'acclimatation des architectes allogènes (Mies van der Rohe en étant l'exemple le plus symptomatique) et sur la compétence et la puissance des grandes agences, comme l'agence Skidmore, Owens & Merril, la fameuse S.O.M., fondée dans les années 1930 à Chicago, qui justement a donné de cet empirisme, et dans le monde entier, une image accomplie. 
Objet d'une histoire moderne (je ne me résigne pas à employer, comme l'auteur, l'anglicisme "moderniste") qui identifie pour longtemps Chicago au lieu fondateur de la réalité, et, pour une part, du mythe de la modernité, Chicago a été soumise ensuite à la révision historique et doctrinale des "post-modernes". Plus qu'aucun centre dans le monde, Chicago témoigne du hiatus volontariste qui entend, dans les années 1970, refouler l'invention typologique, à portée universelle, dans les marges d'une histoire architecturale, au profit de l'éclectisme et du style Beaux-arts, et qui substitue le débat et l'écriture au mutisme doctrinal de la période antérieure. Massu montre comment les enjeux de cette histoire révisionniste, appuyée par les institutions locales de l'architecture, recoupe les enjeux professionnels d'une génération d'architectes, confondue avec la population des petites agences, où subsiste une activité artisanale. Il fait le point sur les avatars d'une "américanité" qui, à Chicago, avec la promotion de l'architecture dessinée (en opposition à l'architecture construite), inscrit l'architecture dans la culture de consommation et dans un perpétuel renouvellement des formes. D'où l'insistance dans la promotion de l'architecture de citations pour "connaisseurs", par des architectes "collectionneurs", de l'architecture Beaux-arts, art déco, et même "moderne". Et d'où, pour finir, la mise en évidence d'une double lignée dans l'architecture américaine récente, structurale et combinatoire, vouée à l'interprétation typologique, d'une part, culturelle, imagée, communicable et "populiste", sinon populaire, d'autre part. 
Cette étude, conduite selon les normes du travail universitaire le plus rigoureux, tranche avec la tradition du récit évènementiel. Constamment tenu à distance par une pensée critique, l'exposé combine la présentation documentée des faits avec celle de leurs interprétations successives, choix ici particulièrement judicieux, puisque Chicago a été constamment et le lieu de production et le lieu d'une représentation controversée de la notion même d'architecture contemporaine. Un livre, en cette fin de siècle, qui fera date, et dont la lucidité retrospective aide à faire le point sur ce qui nous sépare, en Europe, de la culture et des pratiques nord-américaines de l'architecture.

 

Dans Techniques et Architecture, nº 430-1997, p. 33 :

Peter Sulzer, Jean Prouvé. Œuvre complète, vol. 1 : 1917-1933, Tübingen / Berlin, Ernst Wasmuth éditeur, 1995 (texte en français et en anglais) ; distribué en France par Distique, 5 rue du Maréchal Leclerc, 28 600 Luisant.

Ouvrir ce livre, c'est adopter la position du visiteur d'un grand chantier, d'un vaste monument, dédié à la mémoire. Mais ici l'auteur nous guide dans un trajet sans cérémonie, et, pour notre plaisir, au lieu de pratiquer la langue de bois commémorative, il parvient à nous faire partager sa familiarité, intellectuelle, avec Jean Prouvé, et sa relation concrète avec les objets, documents et travaux. D'où le caractère vraiment nouveau de cet ouvrage, qui inaugure avec éclat la publication du catalogue scientifique de l'œuvre de Jean Prouvé ; quatre volumes sont prévus. 
L'auteur, Peter Sulzer, architecte, formé en Allemagne dans les années 1950, vient à Paris en 1959, où il suit sans grand profit, dit-il, les cours de l'Ecole des Beaux-arts. Après la rencontre de Prouvé, il entre chez Camus, où il devient un spécialiste de la construction industrielle en béton armé. Devenu professeur à l'Université de Stuttgart, il prononce en 1976 l'éloge de Prouvé, lorsque celui-ci est fait docteur honoris causa. Sulzer débute ensuite son enquête, conduite systématiquement depuis 1982, qui le conduit à publier aujourd'hui ce premier volume.
L'objectif et la méthode respectent à la fois les normes du travail scientifique pour établir le catalogue complet des travaux de Jean Prouvé (identifier avec rigueur et exhaustivité les œuvres et les documents), mais aussi mettent à profit la proximité de l'auteur avec son sujet, et combinent des entretiens avec Prouvé, devant les documents (avec des commentaires graphiques, publiés), jusqu'en 1984, année de la disparition du constructeur) ; l'enquête, engagée dans les archives personnelles de Prouvé, est poursuivie dans le fonds Prouvé des Archives départementales de Meurthe et Moselle (à partir de 1988). S'ajoutent l'enregistrement des témoignages avec les survivants des divers ateliers Prouvé, la recherche des œuvres in situ, et leur traitement photographique, très élaboré.
Les difficultés documentaires n'étaient pas minces. Dans ce premier volume, après avoir précisé la formation de Prouvé, chez le ferronnier Emile Robert, à Paris, il s'agissait d'identifier et de dater des documents et des travaux peu connus, ceux des années 1920. On découvre d'abord les travaux d'un ferronnier d'art à l'ancienne, installé à Nancy en 1924, avec l'outillage traditionnel du forgeron (une forge, un martinet et deux enclumes) ; avec trois compagnons, Prouvé répond aux commandes locales, dans ce moment particulier qui, autour de l'exposition des arts décoratifs de 1925, voit le goût rapidement évoluer ; pour cette période, Sulzer identifie et localise de nombreux travaux en fer forgé, des vantaux de portes, des grilles, des garde-corps, des rampes d'escalier, la plupart réalisés pour les entreprises commerciales qui reconstruisent dans les années 1920 leurs installations détruites pendant la guerre. Les formes décoratives naturalistes s'effacent rapidement, pour faire place à des formes rectilignes, à des jeux de fonds orthogonaux, aux éléments robustes. Sulzer fait le point aussi sur les nombreux luminaires en tôle d'acier martelée de cette période, déclinaison de prismes, de cylindres et de sphères, remarquables témoins de la transformation des formes à ce moment. L'entrée dans l'atelier de nouveaux matériels, des postes de soudure en 1926 (autogène et électrique), puis des chalumeaux soudeurs et découpeurs (en 1928-1929), et le façonnage des nouvelles matières d'œuvre (acier inoxydable, et tôle mince) alimentent ensuite la mutation du savoir-faire et des formes. Le contact avec des architectes parisiens en vue (Mallet-Stevens) introduit Prouvé sur des chantiers hors de Nancy, où il rencontre d'autres spécialistes (les frères Martel, en 1927). Le dépôt du premier brevet, en 1929, porte sur une porte en tôle d'acier ; dès lors, Prouvé s'engage dans le développement industriel de son activité, qui nécessite d'investir dans des machines, de recruter des collaborateurs, et de créer une société. Celle-ci, la Société anonyme « Les ateliers Jean Prouvé », donne, à partir de 1931, un nouvel essor aux productions, dans un processus industriel où Prouvé s'implique toujours directement dans l'étude des maquettes et des prototypes.
On remarque que les prototypes d'objets, nombreux dès 1930, anticipent sur le projet industriel : sièges fixes ou articulés, tables à piètement en acier nickelé, dont plusieurs sont d'ailleurs exposés à la manifestation de l'U.A.M. en juin 1930. Cependant, à partir de 1931, ce sont les cloisons industrielles, les cabines et les protections d'ascenseur qui assurent le gros des commandes de l'entreprise, dont l'activité est alors intense, puisqu'elle répond aux demandes d'architectes pour les importants équipements d'édifices publics : hôpital Grange Blanche, à Lyon, Palais du Gouvernement Général, à Alger. Par ailleurs, les premières commandes de mobilier sont passées à ce moment, pour la Cité Universitaire à Nancy, pour les sanatoriums du plateau d'Assy. En 1933, avec l'étude de la gare d'autocars de La Villette, en tôle pliée (pour Citroën, non réalisée), Prouvé aborde pour la première fois la construction complète d'un bâtiment. 
Dans ce catalogue, Sulzer à choisi de tout publier, mais en donnant aux rubriques des dimensions qui sont relatives aux intérêts qu'il porte aux œuvres. Le classement est chonologique, mais l'auteur a choisi de ne pas le suivre strictement : "j'ai regroupé un peu les projets", écrit-il, pour tenir compte des interventions sur un même bâtiment, quelquefois étalées sur une longue période. Le choix est le même pour la production des objets, regroupés avec leurs variantes.
Ce premier comporte 270 numéros. Chaque rubrique correspond à une étude et à ses divers projets, ou à une commande, et à ses éléments ; la plupart des projets ou éléments sont complétés par une ou plusieurs illustrations ; le cas échéant, les photos récentes sont datées. On trouve en fin de volume l'indication des références, en notices numérotées , qui correspondent aux rubriques du catalogue. Elles donnent la source des informations, la localisation des documents, des édifices et des objets. Une bibliographie et un index (des noms de personnes, des organismes et des lieux) complètent ce volume. 
Publié avec le concours de plusieurs organismes, comme la Direction de l'architecture et l'Université de Stuttgart, bien inspirées en l'occurence, bénéficiant d'une édition très soignée, ce premier ouvrage donne de grandes satifactions à son lecteur, mais aussi provoque son impatience, puisque la publication des volumes suivants semble devoir être échelonnée.



dans Techniques et Architecture, 1997 Les années 30. L'architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie. Paris, Musée des Monuments Français, du 23 janvier au 13 avril 1997.

Le cadre est insolite : l'architecture du XXº siècle prend place dans les salles du MMF, dont les parois et les voûtes peintes sont ici où là entrevues. Cette exposition-palimpseste rassemble un solide et brillant ensemble de dessins et d'images qui ont pour objet l'architecture des années 30 en Europe et aux Etats-Unis. Répartie dans cette suite d'espaces distincts, l'exposition brise avec la fâcheuse continuité massive qui a ces dernières années épuisé des cohortes de visiteurs dans des expositions-repoussoirs. Et si on excepte la semi-obscurité qui altère la vision de trop nombreuses œuvres, l'impression d'ensemble est satisfaisante ; visiblement, le public apprécie ici une exposition structurée, où chaque salle présente un thème bien identifié, une séquence de cette période dont la complexité est ici non seulement admise, mais mise fondamentalement en valeur par Jean-Louis Cohen, commissaire de l'exposition (voir sa contribution au catalogue, « Les fronts mouvants de la modernité »). On s'écarte ici, et heureusement, des mentions réductrices héritées des chroniqueurs, ceux du « style international », comme ceux de « l'art déco ». Cette approche plus objective souligne la coexistence de la modernité et de l'officialité néoclassique dans les dictatures, de la modernité technologique et de la tradition des beaux-arts en France (dont on souligne, avec beaucoup de générosité, la mise à jour). C'est l'occasion de présenter des dessins et des maquettes bien contrastées, dont plusieurs s'inscrivaient déjà dans le thème traité il y a quelques mois dans l'exposition du Conseil de l'Europe, « Art and Power, Europe under the dictators 1930-1945 » (exposition à Londres, Barcelone, Berlin). Mais ici, au lieu de relier fortement les faits d'architecture à l'histoire sociale et politique, au lieu de montrer les édifices dans leur existence (le stade de Nuremberg et la foule nazie), et dans leur destin (s'ils n'ont pas disparu, ils deviennent, d'une manière ou d'une autre, des vestiges, entretenus, dévastés ou ruinés), la problématique est en repli. Repli sur la notion d'une histoire des évènements qui ont compté, ou qui comptent encore, sur la « scène architecturale », une expression datée *, qui désigne cet espace mythique, lieu idéal du débat architectural, autre façon de représenter la transformation de la culture professionnelle des architectes. Repli sur une image incomplète, puisque des lacunes incompréhensibles réduisent et appauvrissent le parcours : rien sur la si active Tchécoslovaquie (pensons aux sites industriels Bata, et au rôle critique de Karel Teige), rien sur la Grande Bretagne, les Pays-Bas, la Suède, et si peu sur Aalto et la Finlande, toutes ces contributions qui donnent, et souvent de façon spécifique dans les années 30 justement, autant d'interprétations substantielles de la modernité. 
Le découpage est géopolitiquement correct : il met l'accent sur l'affrontement de la libre Amérique et des dictatures européennes, qui l'emporte avec 13 salles sur 22, avant "La crise de la métropole" (l'importante salle 3) et la situation en France (7 salles, plus une salle pour l'exposition de 1937). Et encore cette présentation quantitative ne rend-elle pas compte des hiérarchies esthétiques produites par le choix des documents, et qui renforcent la thèse d'une explication "américaniste" des années 30 : la grande maquette de Broadacre City, de Wright, présentée en France pour la première fois depuis 1952, les superbes dessins de Neutra, les dessins et les maquettes de Mies et la beauté des projets stylisés de Figini et Pollini éclipsent assez aisément les rendus poussifs de l'Ecole des beaux-arts, les nombreux et pénibles projets d'Expert (sur-représenté), et même les brillants dessins de Perret et de Pingusson. Les maquettes un peu sordides retenues pour Le Corbusier souffrent de la mise en valeur complaisante des plans-reliefs de l'autoroute de l'Ouest. Et il y a quelque inconscience, ou de la cruauté, à évoquer un « Le Corbusier au carrefour » sans tenir compte que les années 30 sont pour lui, et d'abord, marquées par la disparition des commandes. On peut s'interroger aussi sur un découpage chronologique formel (et d'ailleurs inégalement appliqué), qui écarte la villa Savoye (achevée en 1931), comme s'il était indécent de tenir compte du mode d'existence des édifices, qui s'imposent (images, discours, commentaires) dans les années qui suivent leur achèvement. Cette démarche, par son abstraction, est finalement une approche élégante mais superficielle de cette phase historique ; elle néglige les nouveaux programmes, typiques des années 30, où fermente le mode de vie nomade (le Cinéac, la station-service, le pavillon des Temps nouveaux), et reste peu explicite sur les profondes tensions (régionalisme, industrialisation de la construction) qui orienteront la transformation de l'offre d'architecture dans les années suivantes, et qu'annoncent cependant le sous-titre de l'exposition, placé un peu en porte-à-faux. * Je trouve déjà mention de la "scène architecturale" sous la plume de Jean-Louis Cohen en 1977, dans son introduction à l'édition française de l'ouvrage de Silvia Danesi et Luciano Patetta, 1919-1943, Rationalisme et architecture en Italie, Paris, 1977, p. 10.

Publié dans Publications & travaux

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