Du hangar décoré au hangar équipé

Publié le par Gérard Monnier

Du hangar décoré au hangar équipé                    

Préface pour le projet de l'ouvrage de Solange Jungers,  Histoire des hypermarchés, 2002

texte inédit

 


Du hangar décoré au hangar équipé           

    Depuis l’invention du grand magasin, au XIXº siècle, et celle des maisons à succursales - feu Félix Potin - la distribution des produits de l’industrie ne cesse de renouveler ses dispositifs et de les articuler avec les transformations de l’espace urbanisé. Pour les années de la croissance, Solange Jungers fixe avec l’étude de l’hypermarché un moment fort de cette histoire du capitalisme industriel, de cette histoire typologique, de cette histoire culturelle. Bref, l’hypermarché entre avec elle dans l’histoire du temps présent.
    En cadrant cette approche dans un territoire, l’Ile-de-France, Solange Jungers, parce qu’elle a fréquenté, parcouru, utilisé et observé tous les “hypers” de la région, parce qu’elle est parvenue à obtenir des informations inédites auprès des acteurs impliqués dans les décisions, s’est donné les moyens d’une étude en profondeur.
    Elle s’accorde ainsi un considérable et double avantage : d’une part sa confrontation étroite et assidue avec le terrain et avec les sources lui donne cette posture originale, celle d’une approche participative, qui est ici la clef d’un parcours scientifique ambitieux, puisqu’il concerne à la fois la saisie des objets, la lecture des signes et la reconnaissance des pratiques concrètes et symboliques.
    D’autre part, dans ce parcours, elle analyse l’étroite articulation des hypers avec un espace concret, qui n’est pas celui de la carte, mais celui d’une bataille économique impliquée dans l’urbanisation en cours. L’implantation de ces grands équipements dans un territoire est en effet l’objet de stratégies commerciales, qui mobilisent une constante anticipation de l’urbanisation, des réseaux et des flux à venir ; et sans négliger ici ou là les réalités d’une scénographie volontariste , comme cette combinaison étroite de l’hypermarché d’Athis-Mons avec la vue des pistes d’Orly, au temps où la vision du trafic aérien avait encore toute sa virulence imaginaire. L’observation scientifique des objets est le moyen pour dévoileR cet assemblage précis de chaque hypermarché avec le territoire de la périphérie urbaine. Alors que l’anthropologue, à l’estime, considère ces “grandes surfaces” comme des non-lieux, Solange Jungers les saisit tout au contraire comme de nouveaux lieux constitutifs de la suburb. Ni plus ni moins que les cinéastes, dont les films depuis plusieurs années investissent l’hypermarché, imposent son évidence dans le récit moderne.
    Enfin la méthode permet de donner à l’hypermarché sa place dans l’actualité de l’architecture. Dans ce débat sur l’architecture instrumentalisée par l’industrie, ouvert il y a trente ans par l’architecte et critique américain Robert Venturi, on a soutenu d’abord l’hypothèse d’une architecture vernaculaire moderne, dont le “hangar décoré” serait le symbole ;  pour compléter ce modèle, un peu naïf,  je me suis évertué depuis à le flanquer d’un autre symbole antagoniste, celui du “hangar équipé”, qui a l’avantage de restituer, pour serrer de plus près la réalité, le nouveau rapport entre le gros œuvre, souvent trivial, et la sophistication des équipements techniques (climatisation, contrôles de sécurité, etc).
    A son tour, Solange Jungers produit un argument qui intégre un peu plus les nouveaux bâtiments commerciaux dans la pratique élaborée des architectes. L’hypermarché est devenu l’objet de l’activité professionnelle des architectes, et on admet maintenant qu’il s’agit d’une activité aujourd’hui assumée ; une activité dont les performances typologiques et constructives, indiquons-le ici,  gagnent par contamination les programmes nobles : la conception de tel important musée récent procède de l’expérience acquise par son architecte dans la construction des hypermarchés d’un grand distributeur (Musée d’art moderne de Saint-Etienne, 1985-1987, Didier Guichard arch.).
    Bref, toutes les démarches de l’architecture minimaliste nous mettent de plein-pied aujourd’hui avec les formules mises à l’épreuve dans ce programme depuis les années 1960.  Mais justement, il faut les moyens de l’enquête historique pour documenter l’histoire de bâtiments, constamment remodelés par les techniques maison du revamping, qui les destinent à échapper aux solitudes des friches industrielles. Les temps sont-ils révolus, lorsque la longue durée des bâtiments majeurs les fixait dans la pérennité ? lorsque de nouveaux usages s’adaptaient aux espaces disponibles ?  lorsque, dans l’imaginaire des architectes, la dignité ultime de l’édifice était dans sa capacité à faire de belles ruines ?   Les hypermarchés sont dans ce sens des repères : dans nos sociétés industrielles, et alors que les réseaux ont une durée de vie plus longue, les instruments qui font l’espace habité ne tendraient-ils pas à se renouveller et à se métamorphoser sans relâche ? Au point que, dans aucun site d’Ile-de-France, aucun site ne témoigne aujourd’hui des formes initiales de l’hypermarché. C’est un spécifique processus de survie qui est ici en question, étranger aux traditions de l’architecture en Occident.
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