L'architecture au quotidien, version populiste

Publié le par Gérard Monnier

L'architecture au quotidien, version populiste                             
Texte pour Libération, 1992

inédit

 

L'architecture au quotidien, version populiste                             

    Les grands travaux, les commandes publiques, les concours d'architecture : de ce côté, et dans l'ensemble, la décennie écoulée présente bien. Les résultats sont à l'heure de la modernité, ici une modernité chic (la Cité de la Musique), là avec le piquant de l'expérimentation (Némausus à Nîmes), une version plus sévère ailleurs (l'hôtel de région à Marseille), plus loin, une autre, en forme de signal éloquent (la barrière douanière de Saint Julien en Genevois) ; la façon de penser la commande et l'approche des programmes sont en progrès, les compétences sont mieux partagées entre les partenaires, et pour une fois Paris et les régions se répartissent mieux qu'avant les heureux résultats d'un renouveau véritable de l'architecture publique. La commande d'Etat stimule la relation avec les créateurs, les échelons administratifs plus modestes apprennent à ne plus faire systématiquement n'importe quoi, certains élus locaux se piquent au jeu, et il leur arrive de marquer leur passage aux affaires par autre chose que l'inévitable Palais des Congrès...ou de montrer leur intérêt pour l'architecture autrement qu'en y trouvant la source d'un financement occulte de leur parti. Accompagnant ce vent d'innovation qui touche des secteurs entiers (les nouveaux lycées, les équipements autoroutiers récents), on note des rénovations spectaculaires et courageuses (les entrepôts Lainé à Bordeaux). Plusieurs grandes entreprises industrielles (entre autres Thomson, Schlumberger) contribuent à maintenir la pression, en confiant à de véritables spécialistes l'architecture des usines, des entrepôts et des centres de gestion. Bref, si la critique était encore plus vigilante, si elle ne se résumait pas à un quarteron de parisiens brillants, mais peu motivés par ce qui se passe au delà du périph', et si la télé apprenait à mettre le nez dans ce vaste gisement d'informations et de problèmes,  les choses n'iraient pas si mal.

    Sauf que, l'architecture urbaine de l'habitat, pour l'essentiel laissée aux interventions des promoteurs privés, sombre dans un inquiétant mauvais goût, et avec elle le paysage urbain est menacé de naufrage. Sauf que, trop contents de prendre au sérieux la soi-disant leçon de l'histoire de la forme urbaine, des affairistes multiplient les constructions hâtivement dessinées, aux détails grotesques, qui achèvent de détruire ce qui restait du charme de nos villes. Sauf que, pressés de se mettre au niveau présumé de l'acheteur, la plupart de ces marchands exercent une pression vers le bas, cachent sous les paillettes et le strass d'une architecture fictive la médiocrité de la construction, l'exiguité des surfaces, la banalité des plans : au mieux des prestations d'HLM, cachées sous le tape-à-l'oeil du paquet-cadeau. L'idéal moderne de la monumentalisation de l'habitat vernaculaire est loin : ce sont l'échelle et les formes de l'architecture banale du passé qui font l'objet d'une imitation servile, de répliques appauvries, d'une exécution faible. De pâles copies, mais, prix de revient oblige, nourries d'astuces industrielles évoluées : les parements de maçonnerie interprétés en pierre reconstituée, les modénatures de béton moulé, les refends factices. Les problèmes d'insertion que posent de nombreuses opérations immobilières aujourd'hui sont résolus  par des élévations dessinées sur des modèles de convention, et elles installent durablement dans la ville des décors bâclés d'opérette, proposés sans conviction ni talent, qui puent l'approximatif, le faux, l'absence, la mort. Ici la fragmentation des élévations, qui imitent les architectures vernaculaires menées autrefois sur un parcellaire de petite taille, masque telle opération immobilière unique sous l'apparence d'une séquence d'immeubles distincts. Là de hautes baies, qui imitent la grande hauteur sous plafond des hôtels particulier du XVII° siècle, masquent mal sous un vitrage teinté la rive des planchers intermédiaires. Partout la pauvreté des formes et l'évidente impuissance du dessin à saisir les références à l'architecture savante autrement que dans les conditions d'un pastiche appauvri, nécessaire pour masquer la médiocrité du produit.

    Les apprentis sorciers de la démagogie, les hérauts des "Versailles pour le peuple", s'ils ne sont plus si bien entendus par les organismes du logement social, ont trouvé une nouvelle clientèle.  Car ce sont maintenant les classes moyennes qui achètent dans ces programmes de la promotion immobilière courante, ce sont les représentants des professions libérales, médecins, dentistes, avocats (liste non exclusive), qui cautionnent cette architecture par défaut. Ces couches, qui ont les moyens d'encourager la vraie fantaisie, la véritable originalité, le vrai luxe, ces couches qui dans d'autres domaines encouragent l'innovation technique, l'invention et la mode, désertent ici le terrain de leur responsabilité culturelle, admettent ce mimétisme inquiétant, cette falsification du réel, ce paraître de parvenus médiocres, ces veuleries. Et il faut bien les mettre en cause, car tel promoteur, qui livrait dans les années soixante des édifices décemment modernes, livre aujourd'hui au bénéfice des mêmes couches sociales des produits indéniablement décadents. Comme il existe un populisme politique, on a affaire ici à un populisme  culturel .  Il y a un rapport entre ce refus de l'actualité et de l'invention et les attitudes d'exclusion fondée sur l'identité. Il y a un rapport entre l'expression de ce pessimisme culturel devant la modernité et le projet sécuritaire : même nostalgie d'un passé mythique, même hantise d'une qualité disparue, même frilosité devant le réel immédiat, même exclusion de l'adaptation, des ruptures et des expériences. Ce populisme architectural ne manque pas d'appui dans le vaste monde, de Tom Wolfe au prince Charles, comme chacun sait. Mais il ne trouve pas aisément sa place dans l'éventail des attitudes culturelles de nos droites classiques, qui, pour faire court, vont de la franche attitude conservatrice, à base aristocratique, à l'innovation délibérée, souvent liée aux mentalités des entrepreneurs industriels. Ce populisme n'est pourtant pas nouveau, et, pour ce qui est de l'architecture, on en suit les manifestations à la trace, du régionalisme architectural de 1920 à la reconstruction pensée par  Vichy, et à plusieurs édifices municipaux tapageurs construits ces dernières années à Nice. Il est à craindre que cette manifestation architecturale du populisme révèle aujourd'hui à sa manière un des clivages majeurs de la conjoncture politique actuelle. Mais dès maintenant elle engage l'évolution des villes dans une impasse. Car, si l'architecture du quotidien est dans nos villes d'Europe un élément d'une culture urbaine authentique, et si la production de l'habitat reste la source principale de cette architecture vernaculaire contemporaine, sur quelle base défendre une culture urbaine fondée sur les manifestations les plus vulgaires, les moins exigeantes, les plus éloignées de l'invention et de la recherche ? Si, à la différence des Etats-Unis, un des enjeux de notre culture européenne est l'espace urbain comme système positif de référence, qui ne voit la contradiction entre ces manifestations de déchéance et la pérennité voulue pour nos villes ? Comment soutenir les professionnels de l'architecture, maîtres d'oeuvre ou agents des pouvoirs publics, qui participent à ces démissions ?  Et quelle responsabilité pour les maires, qui détiennent le contrôle de ce produit culturel de longue durée qu'est le paysage urbain ?  L'architecture vernaculaire authentique, coincée entre la dignité emphatique de l'architecture publique et le kitsch des promoteurs, n'aura-t-elle plus d'autre expression expérimentale que les édifices, toniques et éphémères, des zones commerciales ?

Gérard Monnier



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