La visite de l'atelier de Renonciat

Publié le par Gérard Monnier

Un entretien avec Christian Renonciat
Paris, le 5 juillet 1991
texte inédit

 

    L'atelier de Christian Renonciat est à Paris, rue Asseline, dans le XIV° arrondissement. Un immeuble d'habitation, sur la rue, un porche et son digicode, une cour, et dans l'axe du porche, le rez-de-chaussée d'un corps de bâtiment, banal et discret ; une porte-fenêtre, et à droite une autre fenêtre. Rien n'indique un atelier d'artiste, de sculpteur en particulier. Une fois le seuil franchi,  l'atelier s'affirme, c'est bien un lieu occupé, installé, habité, ouvré ; une cinquantaine de mètres carrés, un plan irrégulier, des meubles de rangement, quelques machines à travailler le bois à la périphérie ; derrière un pilier, au fond à droite, une table à dessin, puis un renfoncement, avec le matériau d'oeuvre, le bois, en attente. Cet atelier est le second atelier qu'occupe Christian Renonciat :

    "Le premier était un tout petit atelier, que j'avais laissé se faire comme j'avais appris, un atelier d'artisan, avec tout un outillage, des maquettes, des objets inachevés, des choses en cours, du bois, beaucoup de matériel ; un atelier encombré, un atelier d'artisan. J'ai eu à me débarrasser de cette ambiance, en même temps que j'ai voulu me débarrasser de cette dimension d'artisan qui me collait un peu aux sabots. Quand je suis entré ici, c'était avec l'intention, que je m'étais donnée à moi même, d'avoir un atelier comme si je faisais de la peinture. Je ne voulais pas ici qu'il soit question de "cuisine", je voulais que les journalistes, et mes interlocuteurs en général, ne tombent pas dans le panneau, dans lequel j'essayais moi-même de ne pas tomber, de cette séduction que produisent les outils, le matériel, etc. C'est une tentation à laquelle il faut essayer de résister, et à laquelle j'essaye moi-même de résister en travaillant, et donc j'ai fais un atelier comme si je faisais de la peinture. Je n'y parviens plus tout à fait, mais j'y suis parvenu pendant plusieurs années, et puis maintenant on peut faire la pesée, entre ce qu'il était au début et ce qu'il est devenu, entre ce qu'il aurait du être et ce qu'il est. Et d'autant plus que, maintenant, l'atelier est un peu brut de décoffrage, on vient de le réintégrer, après deux mois passés dans un immense atelier que j'avais loué près de la Nation, où nous avons préparé, pour le chantier de Reims, les modèles pour le fondeur ; là on était vraiment dans une ambiance d'atelier d'artiste, dans une sorte de "non-lieu", précaire et sans trace, c'était parfait".

    C'est vrai, les murs, le plafond et le sol, peints en blanc, unifient les parois, effacent l'image de l'atelier confus du sculpteur, imposent une clarté, un ordre de la surface, qui est celle d'un peintre. D'ailleurs les murs sont traités comme dans un atelier de peintre, et en portent les empreintes : travaux suspendus à une cimaise, dessins encadrés sous verre, grandes esquisses, sur des feuilles libres, agrafées de façon précaire ; des dessins à la plume, dans la série des chevaux ailés ; un dessin de 1980, au crayon, avec un modelé puissant, des noirs intenses :

    "C'est assez curieux, parce que je n'ai pas de technique en dessin, je n'ai pas appris le dessin, j'ai fini par apprendre à dessiner, à force de dessiner. Mais celui-ci je peux vous dire que je l'ai fait, dans une totale incompétence, en commençant à un bout et en finissant à un autre. Je l'ai fait dans un complet état d'innocence, et je me demande si je saurais le faire aujourd'hui".

    Au plafond, suspendus à un ratelier, les grands dessins roulés, les calques, dans des tubes qui font comme un orgue de Staline. Sur les murs, encore d'autres traces, des affiches d'exposition :

    "Ce sont des jalons dans le temps, les jalons des expositions à la galerie, mais qui sont aussi des jalons de mon travail, de mes périodes, puisqu'à chaque exposition j'ai essayé d'ouvrir une nouvelle voie, j'ai essayé d'avancer d'un pas ; à chaque exposition correspond une période de mon travail, que je connais bien ; il y en a eu cinq ou six, qui se succèdent, avec une certaine logique. Même le style des photos de mes sculptures évolue, un peu en parallèle ; j'ai voulu rompre une habitude prise avec le photographe de la galerie, avec lequel je faisais des photos très travaillées, très soft, très modelées et au fond très ternes,  lorsque je les regarde rétrospectivement ; alors ces dernières années j'ai voulu faire des photos plus éclatantes, qui aient "plus de pêche", qui frappent davantage ; vous voyez, la façon de parler de mon travail est devenue plus aggressive". 

    Une litho de Gäfgen, et puis, soigneusement présenté sous verre, un Van Gogh premier cubiste, autoportrait à faire soi-même, le dessin original d'un pliage-collage de grand format, édité par la galerie, qui interprète, dans la forme d'un volume à facettes, un autoportait de Van Gogh. Le dessin, sur papier teinté, est aux crayons de couleur, les surfaces sont cernées au rotring, les languettes de collage sont reprises à la gouache blanche. L'affaire consistait à proposer avec sérieux une origine fictive du cubisme :

    "Quelques amis l'ont fait, il fonctionne. C'est une mise au point très compliquée. Je me suis amusé à faire comme si j'avais découvert la vraie raison du cubisme, pourquoi les deux yeux sont du même côté, et tout ça. Pourquoi a-t-on travaillé avec des pans, avec des facettes ? C'était pour faire des sculptures par pliage, bien entendu. Là on voit tout d'un coup pourquoi un portrait cubiste a toutes ses faces du même côté. Le travail est plus complexe qu'il n'y paraît à première vue ; j'ai commencé par faire un portrait en volume, d'après l'autoportrait, et le travail en volume obligeait à inventer les faces manquantes, puisqu'il n'existe pas de profil de Van Gogh. J'avais un trois-quart, mais faire une sculpture d'après un trois quart, cela n'est pas facile. Il fallait qu'on le reconnaisse, et puis parce qu'il fallait l'interpréter de façon "cubiste", il est traité avec des facettes ; ensuite cela devient de la géométrie, et en faisant la mise à plat, il fallait l'interpréter comme une composition cubiste, avec sa mise en page ; il faut qu'on puisse reconnaître Van Gogh, mais il faut aussi qu'il ait le caractère cubiste. Je me suis beaucoup amusé avec, cela date d'un temps dont j'ai un peu la nostalgie, un temps où j'avais vraiment le temps de m'amuser. Ces dernières années ont été plus agitées".

    Et puis, encore au mur, des oeuvres plastiques, des reliefs, repères dans l'itinéraire du sculpteur, mais accrochés et présentés comme des tableaux. Des pièces de bois, toutes en tilleul, qui figent l'image de pièces textiles, de bâches en PVC, aux reliefs subtils. Les oeuvres les plus récentes sont posées, celles de la série des Troublements, qui marquent une évolution forte :

    "A l'origine, le terme vient de la contraction de "trouble" et de "tremblement" ; tremblement pour l'évocation tellurique, le premier de cette série était pour Tokyo, un grand mur déchiré, évocation du tremblement de terre, et trouble à cause du trouble des perceptions, dont je profite, et qui en même temps est mon outil, et mon sujet".
 
    Au sol, en partie démonté, le grand cheval articulé en bois, en contreplaqué de hêtre, qui a servi de modèle pour fondre le monument de l'Ecole Nationale d'équitation de Saumur :

    "Il a beaucoup voyagé, pour de nombreuses expositions, et comme il va faire l'inauguration du nouveau siège d'Hermès à Pantin à la rentrée, il a besoin d'une bonne révision.

    En dehors de ce cas, qui relève d'une sorte d'après-vente, il faut souligner qu'ici restent les pièces qui ont échoué, les pièces qui n'ont pas trouvé d'amateur, soit parce que la galerie n'en a pas voulu ; ou ce qui n'a jamais quitté l'atelier, parce que cela n'a pas eu de suite. Ainsi, cette pièce est une tentative, et j'espère bien qu'il y aura une suite, un jour, lorsque j'essaierai d'exploiter cela. C'est un travail qui n'est pas aussi abstrait qu'il y paraît à première vue, c'est un  embus en trompe-l'oeil, c'est à dire qu'on a essuyé d'un geste de la main, une patine, ou une saleté, un embus, et on a vu d'un seul coup à travers le bois ; la difficulté c'est de ne pas créer de différence de plan, entre les deux surfaces, mate et polie, en économisant en abrasion, et en chargeant un peu en vernis".    

    On voit aussi des masques, des casques de chantier, des lunettes de protection, aux couleurs vives, sortes d'instruments guerriers, regroupés sur le pilier central ; beaucoup de soin est apporté à l'éclairage, abondant ; des halogènes, plusieurs lampes de tables à dessin, articulées, suspendues un peu partout ; sur un pied vertical, un parapluie-réflecteur de photographe :

    "Celui-ci, c'est pour travailler, pour modeler la lumière, pour nuancer le passage de la lumière à l'ombre ; sans arrêt il faut bouger la lumière, pour éviter toute sorte de "torpeur", pour réveiller le regard, pour changer de point de vue, il faut travailler comme un boxeur, en excitant l'énergie constamment, en sautillant sur place. Et changer la lumière c'est capital dans cet esprit, car contrairement au peintre, la lumière ne qualifie la sculpture que très provisoirement, si vous changez la lumière, vous changez ce que vous regardez, et même vous voyez la sculpture différemment."
   
    Des réseaux électriques un peu partout, sur les murs, au plafond sur la poutre transversale, des rails, des prises coulissantes, des prises multiples ; les établis sont équipés de leurs prises :

    "Oui, j'ai inventé l'établi électrique, qui n'existait pas jusqu'à présent !  J'ai tendance à rendre technique à peu près tout ce que j'aborde ; c'est aussi bien un défaut qu'une qualité, on me le reproche, je veux dire qu'il y a des choses qui gagnent à être techniques, d'autres qui perdent beaucoup. J'ai une tendance fâcheuse à rendre tout technique, c'est mon état d'esprit ; par exemple cet établi, avec ces branchements électriques à demeure : vous ne verrez jamais dans un atelier un établi convenablement installé pour faire marcher des outils électriques, alors qu'on s'en sert toute la journée, vous avez toujours des paquets de multiprises au sol . Je crois que j'ai l'esprit technique au moins autant qu'artistique, largement plus même. Ce n'est pas un hasard si, à Reims,  j'ai trouvé des affinités avec Prisme et avec le CNAT, parce que je suis comme eux à la recherche de cet équilibre entre l'art et la technique. J'ai toujours connu chez moi ce bonheur à me promener entre les deux, quand j'étais enfant je faisais des maquettes, de la mécanique, de l'électronique J'ai toujours trouvé le plaisir de la création dans la fabrication ; ce qui justifie cet investissement technique, c'est le projet d'y trouver du bonheur et du plaisir . De nombreux artistes font des choses très techniques, sans en avoir tout à fait les moyens, et dans ces conditions ils ont du mal ; mais  ce n'est pas leur problème, leur problème c'est la création, ils travaillent dans le pathos . Moi, j'ai une tendance naturelle à chercher le plaisir, le plaisir du travail , pour moi les notions de plaisir et de travail sont liées dès l'origine, pour moi, l'exigence de la technique n'est pas absolument consubstantielle à l'art, on peut faire de l'art, sans investir exagérément dans la technique . En revanche je pense qu'il est impossible de trouver le plaisir de travailler, un plaisir renouvelé, contrôlé, en dehors de la technique ; on peut penser au danseur, au musicien, pour lesquels le plaisir ne peut résulter que d'une certaine maîtrise technique . Etrangement on ne considère pas que ce soit évident pour un peintre ou un sculpteur, c'est un produit de notre idéologie, c'est un moment passager, même s'il dure depuis un siècle".

    Et les instruments de la communication d'aujourd'hui, le téléphone, le minitel, le répondeur, le fax, qui occupent dans l'atelier une position centrale, à la fois pratique et symbolique ; le téléphone est posé sur une étrange console articulée, en laiton nickelé, fragment recyclé en provenance d'un ancien fauteuil de dentiste ; elle est fixée en position haute sur le pilier central :

    "Tout cet équipement, c'est le cerveau de l'atelier, depuis quelques années, depuis qu'il est devenu un bureau, une agence, en plus d'un atelier, beaucoup de choses en même temps, bref tout sauf un atelier d'artisan. Même les outils ont changé, ces dernières années je travaille avec des machines qui font un potin d'enfer. Des disqueuses, des tronçonneuses ; ce sont les tronçonneuses qui représentent le mieux mes dernières années de travail, j'en ai trois dans le placard, à certaines périodes j'en avais une qui tournait pendant qu'on réparait l'autre. Ces trois tronçonneuses électriques sont du même modèle, délibérément, parce qu'on ne peut les faire tourner toute la journée ; c'est un modèle très particulier avec un moteur en long, ce qui la rend très pratique pour la sculpture.   

Tenez, il y a aussi ce pont roulant, qui ne paie pas de mine, mais c'est une petite chose très technique, avec son cordage minuscule, il est très efficace, et permet de soulever trois cents kilos ; lui aussi il est "nouvelle tendance", il correspond à mon travail des dernières années".  

    Et puis l'outillage, qui reste très présent, envahissant, qui s'étend en dehors de son rangement, de ses tiroirs, de ses placards.  Les gouges du sculpteur, les presses pour le collage, très nombreuses, dans une gamme étendue de dimensions. Un poste d'affutage, avec ses meules. Et les deux établis, bien accessibles ; le plus grand porte encore la plaque de son fabricant, installé dans le Faubourg, "Féron et Cie, 16 rue de la Forge Royale à Paris" :

    " Celui-ci est l'établi de mon grand-père ; je l'ai récupéré dans un état d'abandon avancé, il était au fond d'une grange, et je crois que j'ai relancé quelque chose dans ma famille, qui était en voie de disparition, à l'évidence, quelque chose qui aurait du disparaître car j'avais vocation à faire autre chose que des copeaux. Il est important symboliquement, puisqu'avec cet établi il y a une lignée, dont je suis le dernier représentant. Mon grand père était un personnage curieux, et avant lui son père, et ils formaient une lignée, en Alsace, de paysans-horlogers, des autodidactes, qui avaient une étrange réputation, celle des linke Pfister, des gauchers ;  ils avaient la réputation de savoir faire marcher tout ce qui ne marchait pas, c'est à dire que c'est eux qu'on allait voir quand une bécane ne marchait pas dans la campagne. Ils étaient horlogers, de père en fils, sans jamais avoir fait des études pour ça , c'est tout à fait bizarre cette histoire, elle a un côté mythique, mais il y a quand même chez mes parents une photographie de l'arrière-grand-père à côté d'une reproduction de l'horloge de Strasbourg, qu'il avait faite, paraît-il, dans sa grange ; et mon grand père a subsisté pendant l'occupation en réparant des horloges, comme on l'avait toujours fait dans sa famille. C'est une histoire sur laquelle j'ai beaucoup réfléchi, mais, que je le veuille ou non, et la part des choses étant faite, je dirai que les mythes sont têtus, et que je continue d'être, quoi qu'il arrive, l'héritier de cette lignée parce que ma mère l'a voulu, tout simplement, et même une fois le mécanisme en partie démonté, je reste l'héritier. Il y a même une chose troublante, il semblerait que je sois un phénomène, tout à fait rare, de droitier contrarié, à la suite du désir fou de ma mère de poursuivre la lignée dont elle se sentait chargée, et qui était une lignée de gauchers. Bref je suis ambidextre, je dessine de la main gauche, mais je n'écris que de la main droite, ou plutôt  lorsque j'écris de la main gauche, c'est à l'envers, pour rendre hommage quelquefois à mon saint patron, Léonard, patron des bricoleurs fous, et gauchers. J'aurais pu être un inventeur fou, si je n'avais pas trouvé une vocation finalement, assez tardivement ;  j'étais un bricoleur fou auparavant, qui construisait frénétiquement des tas de choses dans des tas de matériaux."
 
Et malgré tout, un peu partout, les outils, qui résistent au contrôle, que l'ordre du rangement ne parvient pas à vraiment réduire ; présence irrépressible de tous ces outils, en attente de la main, mais têtus, de  ces outils qui ressortent comme les cailloux dans le champ du laboureur :

    "La comparaison va loin, et elle n'est pas incongrue, puisqu' elle évoque une tradition paysanne, dont témoigne aussi l'établi, qui est là comme un dieu tutélaire, un de ces dieux païens qui rappellent les origines,  c'est tout à fait à ce titre qu'il est là, mis à part le fait que, fonctionnellement il convient très bien. On pourrait imaginer une version très moderne d'un établi, et si je n'avais pas été inhibé sur ce sujet, j'aurais probablement inventé un établi technique comme j'ai coutume de le faire pour tout le reste, un établi qui se plie, qui se tourne, qui se renverse, et je ne sais quoi. D'ailleurs j'ai fait, comme vous voyez là haut, la maquette d'un établi de chantier, un établi pliant, pour lequel j'ai déposé un brevet. Les anglais, avec Black et Decker, ont traité le problème de façon radicale, et ils ont fait l'impasse sur beaucoup de fonctions, ils en ont isolé une ou deux, et ils les ont traitées, comme on sait admirablement le faire dans les pays anglo saxons, sans aucune référence à la tradition. Par exemple, leur établi manque de 'répondant', un bon établi doit 'répondre' lorsqu'on le frappe".

    Suspendu au mur du fond par des gonds de porte, un panneau de latté peint en blanc, long de 3 m 10, qui fournit, en position oblique, l'équivalent d'une table à dessiner, capable d'accueillir des papiers de très grand format. Un coin secrétariat ; sur un rayonnage, quelques livres, pour l'essentiel la documentation réunie pour les principaux projets,  de nombreux ouvrages d'anatomie animale, les ouvrages de Muybridge, le catalogue de l'exposition consacré aux chevaux de Saint Marc, et puis, insolite, un livre de Michel Tournier :

    "Mais ma lecture n'est pas représentée ici, ce volume Des clefs et des serrures, de Michel Tournier, c'est un livre atypique. Je ne lis jamais à l'atelier. Pendant assez longtemps, j'ai eu le sentiment, et j'ai défendu le principe même de ce privilège d'avoir une qualité de temps particulière à l'atelier; une qualité au sens fort, c'est à dire un autre type de temps qui se déroulait à l'atelier, assez proche de ce qu'est la notion bergsonienne d'un temps étalé en espace c'est à dire d'un temps qui s'arrête. Pendant de nombreuses années j'ai profité ici d'une sorte d'arrêt du temps, je travaillais de longues journées sans savoir, ni où j'étais, ni ce que je faisais, en ayant fait énormement de choses sans m'en être apercu, enfin dans un autre temps, ou pas de temps du tout. Et avec surtout le privilège de ne pas être soumis au temps, également. Donc un peu dans cet ordre du paradis présocratique, où on n'est plus soumis aux vicissitudes du temps, donc un état très heureux en tout cas, puisque ceci est une définition du bonheur que partagent les orientaux, sortir du temps. Je suis beaucoup sorti du temps. Depuis ces dernières années, où je suis autant maître d'oeuvre que sculpteur, c'est un peu moins vrai, puisque je suis soumis en plein aux exigences du temps, il faut faire beaucoup de choses; et puis je fais travailler des gens ici, et ce sont mes employés, et eux fonctionnent dans un temps qui est bien réel, celui de la journée de travail, et ils me ramènent à cette notion là, qui est beaucoup plus terre à terre. Je suis donc un peu sorti de cette qualité du temps qui était celle de l'atelier, mais j'en suis sorti, pas seulement de façon négative, c'est aussi parce que je suis entré dans un niveau d'activité beaucoup plus élevé, et ce choix là je l'assume tout à fait, je suis passé d'un état un peu contemplatif, encore que je travaillais beaucoup, à un état très actif, exagérément actif, dans lequel je me plais beaucoup, c'est une espèce de drogue. Je fais cinq mille kilomètres de plus en voiture chaque année, le temps du chantier n'est plus le temps de l'atelier. Le premier monument que j'ai fait, en 1984, c'était le cheval pour l'Ecole Nationale d'équitation de Saumur, à partir de là j'ai eu des commandes monumentales régulièrement, de façon presque continue. Et j'ai changé, comme beaucoup de gens d'ailleurs, c'est la période qui a changé, on est passé d'une période post-soixante huitarde, avec cette notion de recherche du bonheur, à une notion beaucoup plus active, au point d'entretenir aujourd'hui délibérément un niveau d'excitation, un niveau d'énergie, presque fou, hors du commun en tout cas, que j'essaye d'imposer aux gens qui travaillent avec moi, d'abord parce que c'est plus amusant, et même grisant,  et aussi parce qu'il faut bien qu'ils me suivent ; alors cela les amuse aussi, quelquefois aussi cela les fatigue un peu ; on fait vingt cinq choses en même temps, je travaille tard le soir, je me lève tôt le matin, j'ai l'impression de repousser davantage les limites, chaque année qui passe, et avec plaisir ; j'ai l'impression qu'on peut toujours faire des choses en plus. Mais tous les gens que je connais dans ce métier passent des heures dans leur atelier, qui ne sont pas consacrées à faire ; moi cela ne m'arrive jamais. Le temps de l'atelier : le mien a ceci de particulier, qu'il est parfaitement, enfin relativement, délimité dans l'agenda, c'est à dire qu'il y a le temps du travail, et celui de la culture, du loisir, de la la vie mondaine, familiale, etc ; et les deux choses ne s'interpénètrent pas. Il y a donc un temps de travail : je vais travailler, et je sors de mon travail"        

    Dans le fond de l'atelier, le matériau d'oeuvre, le bois ; du bois débité, des plateaux, des madriers, des planches, juxtaposés, dont les volumes et les lignes dressent leurs obliques contre la paroi :

    "Voilà un domaine dans lequel la technicité n'a pas prise ; on voit bien qu'on a essayé, on voit bien qu'on essaye tous les jours de rationaliser le rangement de ces morceaux de bois, et on voit bien que c'est absolument impossible. Même si on fait abstraction de tous ces petits bordels qui ne devraient pas être là, ranger des plateaux de bois, c'est impossible ; on y arrive presque, mais là on touche aux limites. Un plateau de bois c'est têtu, c'est pas droit, ça tient pas debout, ça s'empile pas, c'est tout sauf technique. Symboliquement, c'est amusant de voir cet espèce de cancer repousser continuellement ; c'est à dire que, au bout de trois semaines, il quitte la paroi, il vient jusqu'ici, on en prend un, on le remet ici, etc ; c'est une tendance naturelle du bois, essayer de reprendre constamment le dessus ; avec le bois, le travail est de vigilance, de violence.

     Il n'y a pas ici de pièce de bois massive, il faut aborder le bois sans passer par la lourdeur du travail de l'artisan, auquel ce matériau naturel contraint ; il faut trouver une façon vierge, plastique, plasticienne. Moi j'ai essayé de me donner les moyens de travailler le bois, malgré ses lourdeurs. J'ai essayé de faire du bois un matériau technique, et pour ce faire il faut coller, sinon, vous êtes soumis à la quête initiatique du tronc d'arbre rare, celui qui fait tant de long, tant de large, etc ; cela, je ne le voulais pas du tout, je veux pouvoir travailler les bois qu'on trouve, qu'on trouve facilement, et qu'on peut mettre à la dimension qu'on souhaite, donc je colle ; ainsi, cette pièce, dans l'établi, elle est collée de façon ostentatoire, elle est faite de morceaux de sept ou huit centimètres d'épaisseur, c'est presque un lamellé, j'ai rarement poussé si loin le parti pris systématique de coller. Comme dans la série des Troublements, où je colle des madriers les uns à côté des autres. Quant à cette autre pièce, elle fait exception, à plus d'un titre : elle est inspirée du morceau dont elle sort, l'extrémité d'un grand plateau de bois, et j'ai fait pour une fois ce que je me suis toujours interdit de faire, m'inspirer du morceau naturel, le coup du cep de vigne ; c'est ce contre quoi je me suis mobilisé,  contre ce type de sculpture qui s'inspire de la forme initiale. Le collage, dans ce sens, c'est neutraliser le matériau, par la fabrication ; c'est pour cela que j'utilise des bois pauvres, parce qu'ils sont neutres, en terme d'esthétique, en terme de culture, on n'en fait rien, donc ils sont libres, le peuplier est un bois libre, parce qu'on ne sait en faire que des boîtes à camembert. Je ne saurais pas faire mes sculptures avec du noyer, cela serait impossible, elles verseraient fatalement dans la belle ouvrage ; je refuse la beauté organique et culturelle, cette double charge qui accompagne d'habitude le bois. Voici cette pièce, je l'ai fait pour voir, en acajou ; c'est l'exemple d'un échec attendu. Pour voir les limites".

    Une énigme, cette finition de surfaces improbables ; le travail métamorphose ce matériau humble, efface la différence entre bois de bout et bois de fil ; le travail de la surface donne une qualité merveilleuse à ces bois pauvres ; quels outils, quelle procédure ?

    "Les outils, ce sont des papiers abrasifs d'une extrême qualité, choisis entre mille. La procédure est très technique, succession des grains, neutralisation des fils du bois à chaque grain, c'est à dire levée des pores par mouillé froid, mouillé chaud, mouillé alcool, etc, entre chaque passage de papier, et puis des papiers, commencés au 120, puis au 150, puis 220, puis 320, jusqu'au 500 quelquefois, puis un passage à l'huile, etc Une procédure très technique, qui est équivalente de celle d'un carrossier ; mais avec plusieurs directives, très contraignantes, qui sont les miennes, qui sont celles que je définis, à savoir : un, ne pas changer la forme, ce qui pour un travail de ponçage est une gageure, et au contraire affiner la forme, deux, faire de ce travail, qui était traditionnellement dans l'atelier une barbe, faire de ce travail un vrai travail, une procédure technique, parfaitement définie, qui a un début et une fin, et que moi j'aime beaucoup faire, et que j'apprends à aimer faire à celui qui travaille avec moi, parce qu'il y a le désir du modelé poussé à l'extrême ; ce que je lui demande, à cette finition, c'est de faire oublier même ce qui distingue le bois de fil du bois de bout, et cela c'est vraiment une gageure, sinon les effets de pliage, en bordure de la pièce, sont compromis".

    L'autre énigme, c'est la relation à l'objet représenté ; le travail de Christian Renonciat implique en amont une observation du modèle, ce qui est ordinaire ; mais ce qui ne l'est plus du tout, c'est que, sur ces objets, choisis pour leur grande banalité, s'applique un regard d'une acuité extrême ; une sculpture d'investigation ? représentation ou invention ?

    "Il y a le modèle, l'objet de référence, il est présent. Mais maintenant, je suis passé à un niveau supérieur, je m'amuse à travailler sans modèle, à partir de matériaux que je connais, ou avec des matériaux imaginaires. Mais avec la grammaire traditionnelle du "drapé", du drapé au sens large, qui peut être le drapé d'une bâche en plastique,  qui est vraiment un drapé particulier, ou celui du carton ondulé, qui est un autre drapé particulier. Maintenant je m'amuse beaucoup, et c'est même ce que je préfère, à inventer le détail d'un matériau au lieu de m'inspirer d'un matériau existant ; cela me permet de changer d'échelle, de trouver des présences irréalistes. Par exemple les Troublements en fonte sont une mise en abîme de cette démarche, puisque ce sont des bois sculptés pour imiter le structure du carton, taillés dans le polystyrène, et coulés en fonte".
 
    Une intense métamorphose ; chaîne de problèmes, mais aussi série de ressources :

    "Oui, par exemple, la ressource du polystyrène, qui est tellement facile à tailler, au premier abord en tout cas, trop facile, en terme d'énergie, et dont il faut se méfier, puisqu'il indique sa facilité, il indique sa mollesse dans la sculpture. Mon travail, ici aussi, est constamment de vigilance, pour imposer la volonté de faire autre chose que ce qui est prévu.

    Et, en parlant avec vous, je me rends compte que je suis passé d'un ordre très doux, celui d'un atelier d'artisan travaillant le bois, très doux, très chaud, très soft, un peu baba, qui était mon point d'origine, tout de suite après 68, lorsque j'ai quitté mes études, que je suis passé à un discours très agressif, avec des connotations guerrières, et à la recherche d'une dynamique presque agressive. C'est un retournement, je m'en aperçois maintenant, un retournement à 180 degrés,  dans lequel je me complais tout à fait aujourd'hui".

Sans que soit mis en question, cependant, le plaisir dans le travail ?

    "Mais la moitié de mon temps aujourd'hui, mon plaisir, c'est de piloter une réunion de chantier,  c'est de tenir quinze personnes, en conflit les uns avec les autres, pratiquant des métiers différents, que je dois tous comprendre à l'instant où on me les explique, faire marcher tout ce monde-là, dynamiser une équipe, tenir une équipe, même ma propre équipe,  quelquefois on a été huit-dix sur des boulots qu'on avait pas le temps de faire, qui étaient trop durs, etc. Faire marcher une équipe, j'aime beaucoup le faire, c'est au moins la moitié de mon plaisir à travailler. Donc il y a toujours, en effet, le plaisir à travailler, mais ce n'est pas le même plaisir, ce n'est pas à faire la même chose".

 
           

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