Notes sur la ville (1989-1991)

Publié le par Gérard Monnier

Notes sur la ville (1989-1991)                                                                      

Juin 1989

    Encore ce matin à Luminy, pour mon dernier cours. Ces établissements d'enseignement ont été implantés en dépit du bon sens : une localisation désastreuse, non seulement à l'écart de l'agglomération de Marseille, mais aussi à l'opposé des zones de développement, des équipements de transport, des relations avec les universités aixoises. Désastre total : lorsqu'un scientifique invité arrive par avion, le temps de transport de Marignane à Luminy peut atteindre deux heures le matin, est indéteminé l'après midi. Par la route exclusivement. 
Il faudrait étudier les conditions exactes de la création du campus : vraisemblablement le souci de mettre la plus grande distance possible entre Aix et le nouveau pôle universitaire a joué ; affirmation de différence, exemplarité de jalousies politiciennes débiles. Alors qu'à l'époque le choix d'une implantation médiane était sans doute possible ; on disposait à Plan de Campagne, à mi-chemin de Marseille et d'Aix, d'un site desservi par l'autoroute, le chemin de fer, et à 15 minutes de Marignane. Depuis il a été occupé par une zone commerciale, qui n'utilise ni l'accès en train, ni l'accès en avion...
 
juin 1990

 

    Le concours pour l'opération Sextius-Mirabeau

 

septembre 1991


    A Reims, inauguration de la Pierre d'heures, la sculpture de Christian Renonciat. Superbe, la réalisation tient les promesses du concours, la fonte d'acier a beaucoup de présence. Mais le plus étonnant, pour moi, qui n'ai pas été associé à la mise au point du projet et à son implantation,  est l'importance des travaux engagés par la ville pour accompagner la sculpture proprement dite par un aménagement délibérément neuf de la l'ensemble de la place ; travaux lourds, déplacement des regards d'égout, correction du tracé de la chaussée, reconstruction du mur de fond, déplacement de l'arrêt de bus, réfection complète des sols, et bien sûr les travaux pour l'insertion de la sculpture proprement dite, pour son éclairage nocturne, pour les rayons lumineux encastrés dans le mur, qui donnent une autre dimension à l'inscription de la sculpture dans son cadre. L'ordre de grandeur du budget de ce réaménagement technique est le double du budget destiné à la sculpture proprement dite. Ce qui signifie beaucoup : que l'oeuvre est non seulement admise mais comprise, et que les responsables des services techniques y ont mis du leur ; ce que vérifie aussi le respect du calendrier tendu fixé pour ces travaux : le concours définitif a eu lieu en octobre dernier.
L'inauguration est l'occasion d'une véritable fête urbaine, qui a été précédée par la présentation au musée


décembre 1991


    A Bordeaux, pour la première d'un cycle de conférences au CAPC Musée d'art contemporain. Beauté de ces espaces mis au point au XVIII° siècle, et de l'architecture néoclassique. Penser à manifester ce point de vue auprès de Daniel Rabreau. Mais le traitement du rivage sur le fleuve, ce large espace public, traité en quai, relation souple et disponible pour les activités portuaires, le travail, mais aussi le plaisir du promeneur, si bien mis en forme et en scène au XVIII° siècle, est aujourd'hui catastrophique : la relation entre la ville et les quais est interrompue brutalement par la circulation automobile, importante et dense : effet d'autoroute urbaine, césure, bruit. Situé au coeur de la ville, mais dans la partie la plus accessible (5 ' à pied du grand théâtre, bus, parking abondant) le musée d'art contemporain est installé,  dans les fameux entrepôts Lainé, construits par l'ingénieur Deschamps au début du XIX° siècle. Superbe construction de pierre, qui abritait dans ses étages les denrées coloniales, et que le recyclage récent en musée a parfaitement mis en valeur ; y ont travaillé Valode et Pistre.  Pour prendre l'avion qui me ramène à Marseille, le car me fait traverser les quartiers modestes de la ville, typologie de l'échope bordelaise, puis paysage de banlieue, et à Mérignac, aperçu la belle architecture de bureaux, vue dans Dialogues.


15 décembre 1991


    La ville absente. Il est difficile d'imaginer assemblage plus incongru. D'un côté une partie de nos villes politiquement et socialement malades, en train de se disloquer ici au profit des périphéries (Marseille), là sous les coups de boutoir des réflexes sécuritaires (Mantes-la-Jolie), quand ce n'est pas sous l'effet de la spéculation immobilière (Paris).  Et d'un autre côté, le discours convenu et intéressé des architectes sur l'architecture urbaine, le désir, candide ou pervers, par le ministère de la Culture d'un art urbain. Ici, ramassés dans les localités ouvrières les plus exposées, les effets ponctuels (pauvreté, chômage) de la crise des secteurs industriels qui licencient à tout va,  ailleurs les blocages quotidiens des systèmes de transport, saturés par une urbanisation qui disperse tout et le reste dans un espace sans limite. Et en face les propositions des élus locaux, qui répondent à cette crise urbaine par une vague politique de communication sur la ville, qu'ils rêvent dotée d'une architecture forte, d'espaces monumentaux, quatre concours d'architecture publique chaque jour (ouvrable), la nostalgie des rues et des places de la ville préindustrielle, partout des Palais des Congrès. Un Haussmann pour tous, et la ville reconnaîtra, peut-être, les siens. 

    Et, sur cet océan d'opérations juteuses, sur cet argent qui coule, les dérives délictueuses, les combines, les compromissions, les amnisties. Logique d'une relation forte entre les mécanismes pauvres (la vie politique) et les mécanismes riches (la promotion immobilière).

    A nouveau le discours, l'intention, la palabre. Mais la ville est absente de nos représentations : depuis les débuts, au XIX° siècle, de la "grande ville", de sa transformation en équipement voué à la vie économique, nos actes politiques et nos récits font une place de plus en plus mince à l'espace urbain. La vie représentée est ailleurs. Combien faudra-t-il de Traversées du Luxembourg, avant de retrouver la ville ? De ce point de vue, Noguez est épatant : dans son dernier roman, si l'architecture est pratiquement absente, la ville est bien là, Bordeaux, avec ses plaisirs, son théâtre, sa tour fictive Chaban Delmas.


22 décembre 1991


    Un papier de Christophe de Chenay sur Marseille dans Le Monde, qui fait le point sur la crise urbaine. Financière, mais aussi démographique. Les chiffres recoupent ceux que mentionne Lucien Tirone : "La population de Marseille est passée de 912 130 habitants en 1975 à 800 309 en 1990. Cette chute s'accélère même depuis 1982 et la ville perd 10 000 habitants chaque année. Le taux de chômage approche aujourd'hui les 19 % et dépasse 30 % fdans certains quartiers. La moitié des ménages ne paient pas d'impôts sur le revenu." Crise des emplois industriels, lourdeur des investissements pour rattraper le retard dans les équipements urbains (métro, station d' épuration). Accord des politiques de tout bord aujourd'hui pour condamner Gaston Defferre, et son obstination à refuser de constituer avec les communes avoisinantes la Communauté urbaine, où Marseille aurait été en conflit endémique avec les communes gérées par les communistes. Intéressant : mais qui dira que cette attitude suicidaire a été longtemps partagée par des milieux influents ? et que le silence complaisant et persistant de la presse locale et des médias régionaux sur ces enjeux  a joué son rôle ?

23 décembre 1991


    Passé la journée à Marseille : déposé la voiture au garage pour diverses opérations d'entretien. La fermeture du concessionnaire Volvo des Milles m'oblige à recourir aux soins du concessionnaire de Marseille : une chance, il n'a pas encore émigré dans la banlieue, et ses installations avenue Cantini, sont encore fidèles à ce quartier, autour du Prado, longtemps voué au commerce de l'automobile, comme à Paris autrefois l'avenue de la Grande Armée et les Champs-Elysées ; dans les deux cas, une double proximité, qui était fonctionnelle : les beaux quartiers et les quartiers industriels  (de Clichy à Paris, du Rouet à Marseille). Bref, je peux à pied et en métro avoir une journée utile, avant de reprendre la voiture ce soir. Photos et musées, pour voir l'ensemble d'expositions consacrées à Marseille au XIX° siècle.

    Bref retour sur les lieux du massacre : du Palais de l'automobile Mattéi, détruit, il ne reste rien, sinon les affiches flatteuses de la SAE, qui par le dessin évoquent la restitution schématique de la façade, restitution qui devrait prendre place entre les deux immeuble de bureaux en cours de construction. L'immeuble du sud est terminé : architecture lamentable, un bâti rudimentaire en voile de ba et un habillage en verre teinté bleu vif ; des effets de modénature sordide, tout à fait cette architecture populiste, pour laquelle il faut prendre position. Un article ? Mais qui le publiera ? En attendant, marché actif, vêtements chaussures, typique de Marseille, sur le Prado . On me demande si mes appareils photos sont à vendre.

     Photos : avec le nouvel objectif à décentrement, refaire les images de quelques espaces urbains. Le matin les façades du Cours Julien bel éclairage frisant, séquence de plusieurs 3 fenêtres contigus, avec des traitements différents de la modénature, et puis, en milieu de journée, pour tenir compte de l'orientation de la lumière, la Joliette et le dock entrepôt, la rue de la République. 

    Les expositions Marseille au XIX° siècle. Rêves et triomphes d'une ville, produites par les musées de Marseille, avec la collaboration de l'Université de Provence, des archives, de la Chambre de commerce. Gros travail documentaire, nécessaire, dans lequel Témime, Denise et Claude Jasmin se sont beaucoup investis. Qu'en pense Roncayolo ? Mais quelle dispersion ! Pas moins de neuf lieux différents, répartis dans la ville : effet de dislocation garanti. Voir ces expositions implique des déplacements, des transports, des coûts cumulés de droits d'entrée. On devine la stratégie, qui permettait de mettre en valeur, et sur place, la contribution de chaque institution, et, pour les Musées de Marseille, de chaque sous-ensemble. Mais cet objectif est inconséquent s'il se paye de l'affaiblissement et de la perte de sens, conséquences évidentes ici. Quelle fraction du public a la capacité de reconstituer, au terme d'une visite discontinue, un ensemble à ce point disloqué ? Quel public peut consacrer tout ce temps à ce parcours ? Quel pourcentage de visiteurs auront vu ne serait-ce que 50 % de l'ensemble ? Et combien finalement de visiteurs perdus de vue, après une ou deux expositions ? Si la gestion et l'économie entendent s'imposer au musée, qu'elles suivent d'abord les règles élémentaires de la pratique commerciale : qu'est-ce qu'une Foire (de Marseille), qu'est-ce qu'un Salon (du Livre), sinon le rassemblement, en un même lieu, des produits et du public ? La belle exposition "Crayons et modèles. L'Ecole des Beaux-arts 1830-1914" n'est vue que par un nombre infime de visiteurs, qui sont bien rares à prendre le chemin des archives communales ; elle devait être, évidemment, au contact de l'exposition consacrée à la peinture et à la sculpture. Même observation, et même argumentation, pour les expositions consacrées à l'urbanisme à l'architecture, à l'industrie, au canal,  au port,  à l'assainissement : leur rassemblement était nécessaire. Mais où ? dans le Palais Longchamp, bien sûr, dans ce manifeste d'architecture triomphante, quitte à le vider, le temps de l'exposition, d'une partie de ses collections permanentes. Seules les salles du Palais Longchamp permettaient l'interprétation lyrique et onirique qu'impliquait le thème choisi, et que le titre de la manifestation indiquait explicitement. Le pilotage d'un tel rassemblement aurait-il posé des problèmes insolubles ? On ne peut le croire, puisque pour la plupart les institutions participantes sont municipales.

    Utilisation une fois de plus discutable des locaux disponibles à la Charité, où la beauté sévère du cadre dissimule mal l'absence de toute problématique et de toute démarche  pour tirer parti de ces lieux ingrats, dont on ne s'épuisera pas ici à rappeller qu'ils furent, comme l'a montré Alain Paire, ceux du malheur et de l'exclusion. Mais qui peut se permettre à Marseille d'énoncer ces critiques ? Rien à faire : la loi du silence complaisant à Marseille est une réalité ; lequel de tous ces professionels des musées, de la culture et du patrimoine pourra un jour casser le morceau ? Quel usage font-ils de leur statut de fonctionnaire ? Et quant à moi, ces critiques, où les exprimer ? Aucun journal, aucun périodique ici ne se permettait de mettre en cause ce qui était un tabou : les erreurs de Defferre dans les décisions sur la ville. Je crains que cela n'ait pas changé.


    La liberté d'expression dans la grande ville implique une presse indépendante. Où sont-ils ici ?

    Cette fois la preuve est faite que, malgré la volonté de  créer une "mise en espace", et malgré l'intervention (?) d'un spécialiste de la chose, il est inutile d'espérer montrer  dans des conditions décentes des tableaux dans la chapelle de la Charité, où les limites du bricolage ont été dépassées. Et, faute de la moindre signalétique, c'est au terme d'une démarche inquiète (quelle salle ai-je laissé passer ? ) qu'on accède à la salle où est présentée l'architecture et l'urbanisme : ici c'est l'effet 50/50, puisque le visiteur a autant de chance de prendre cette exposition par le bon bout que par le mauvais. Cette présentation de documents d'archives est pénalisée par un espace exigu, par une unité d'échelle lassante, qu'on pouvait briser par des photographies de référence.  Les maquettes de Bartholdi pour le palais Longchamp pouvaient être le point d'appui d'un dossier passionnant, qui aurait impliqué d'autres moyens didactiques.

    Dans l'après midi, vu au Musée Cantini l'exposition "Le pont transbordeur et la vision moderniste". Superbe : photos magnifiques, de Bayer en particulier, et un bon dossier sur la construction  par Arnodin en 1905 de cet instrument urbain, qui était aussi un lieu de découverte panoramique, puisque un ascenseur permettait l'accès du public à la passerelle supérieure. Un projet de 1929 propose d'utiliser la structure pour des inscriptions publicitaires lumineuses, pour Peugeot. Nathalie Abou-Issac, en maîtrise avec moi il y a quelques années, a participé à ce travail. Détestable : cet emploi du qualificatif "moderniste", ambigu.
 
28 décembre 1991

 

    Terminé cet article sur le populisme architectural, avec ses 7500 signes ; titre difficile à mettre au point. Envoi à tout hasard à Libération, pour une parution dans la rubrique idées. Penser si publication - tout arrive - à en faire envoi à Dominique Noguez avec un commentaire qui reprendra ce qu'il dit de la résistance de l'architecture dans Colonisation douce, et qui ne tient pas debout . Confiance abusive du non spécialiste, qui croit que tout se passe mieux dans les autres secteurs culturels que le sien, et qui sous estime les problèmes.
A propos de la dislocation de l'exposition de Marseille, des points de vue identiques au mien  chez d'autres visiteurs avertis : Jean-Jacques Gloton, au téléphone, et Alain Paire, rencontré à la Méjanes ; celui-ci est au moins aussi sévère que moi sur l'utilisation de la Charité. 

31 décembre 1991

    Achevé le texte de présentation pour le dossier du CNDP sur les "grands travaux" que prépare Annick Domenech. Ici aussi un problème de titre ; et puis j'ai peut-être fait trop long.  Je me suis attaché à établir de façon pratique les résultats, et d'abord ceux qui sont dans le vocabulaire de nos contemporains. Ces volumes majeurs, ces grands instruments de la vie sociale, ont réinterprété en peu de temps la toponymie parisienne. Bercy, Bastille, Orsay, La Villette : autant de noms de lieux qui ont changé de signification. Pour des mots dont le référent topographique s'était affaibli, ou, pour beaucoup d'entre nous, que la spécialisation déconnectait du réel, succèdent des mots aux référents "pleins", ceux de lieux porteurs de pratiques clairement identifiées : la Bastille c'est un nouvel Opéra, Bercy l'Economie et les Finances, un élément substantiel de l'appareil gouvernemental, Orsay ces foules venues rencontrer Courbet et les impressionnistes, la Villette la Géode etc. De ce point de vue, après Beaubourg et les Halles, qui avaient donné, plusieurs années auparavant, le coup d'envoi, pour le meilleur et pour le pire, les grands travaux renouvellent le sens des mots, qui, une fois vidés de leur sens premier, se chargent du sens exclusif des activités nouvelles. Plus inattendu est le succès des noms nouveaux, des toponymes qui désignent sans ambiguité leur objet et leur lieu : l'Arche, la Pyramide, ont une identité et une localisation pour tous évidentes.  En comparaison, le sigle du CNIT reste d'une constante obscurité, et échoue depuis trente cinq ans à nommer son objet. Ces résultats évidents, sémiologiques et toponymiques,   issus d'un climat qui fut tout sauf serein, sont-ils en partie le résultat, inattendu mais réel, des polémiques ? On peut aussi se demander s'il n'y a pas une relation entre ce passage en force de grands projets stimulants et le réveil d'un appétit du public pour comprendre et juger la transformation des espaces de la ville traditionnelle. Dans le domaine de l'aménagement urbain, où on pouvait croire nos concitoyens définitivement et malheureusement passifs, les grands travaux ont révélé l'existence d'une opinion motivée ; nombreux ceux, par exemple, qui, par écrit, sur les registres du chantier de la Pyramide du Louvre, opposaient des points de vue d'une encourageante maturité aux excès d'une critique partisane. On en vient à regretter qu'ils ne se soient pas manifestés plutôt, au temps du cafouillage impardonnable des Halles !

Publié dans Inédits

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