Les artistes dans l'espace et le temps

Publié le par Gérard Monnier

1996, note inédite

 

Les artistes dans l'espace et le temps : remarques sur l'offre et la demande                   

    Emile Biasini raconte comment, avant d'être l'ardent délégué au pilotage du réseau des maisons de la Culture, il se faisait un devoir d'offrir, dans la nuit tropicale d'un village perdu de l'Afrique de l'Ouest, le partage d'un concert de musique classique à une population africaine curieuse (passons sur la posture involontairement comique de cet administrateur en tête à tête avec son "phono", sous la moustiquaire)1. Cette musique, avant d'être ancienne, était d'abord venue d'ailleurs.  C'est ainsi : l'espace et le temps des objets de la culture ne sont pas des quantités équivalentes. Le nouveau dans l'art est plus souvent ce qui vient de loin que ce qui est récent.

    Une géographie insistante des formes.  C'est donc avec une certaine logique si nous organisons en courants localisés l'histoire artistique du 20e siècle, et si nous insistons beaucoup sur l'espace qu'ils occupent. Héritage peu innocent, qui reproduit une organisation culturelle et sociale préindustrielle, nos représentations contribuent à fixer ainsi une géographie insistante des formes de l'art : une peinture abstraite aux Etats-Unis, une peinture expressionniste en Allemagne, un futurisme en Italie. Dans ces formules, des points de vue réducteurs gomment les métissages de fait, si largement établis par la chronique : chacun sait que les futuristes ont été aussi des artistes marqués par l'avant-garde à Paris, que des sources européennes ont porté l'émergence de l'art américain, etc. Il est banal d'opposer justement à ces vues statiques celles de flux internationaux, constants en Europe depuis que les élites sociales distinguent l'art de l'artisanat. On admet aujourd'hui la dimension essentielle, internationale, du néoclassicisme qui se forme au 18e siècle à Rome, et que relaient Paris et Londres.
    Mais, en substituant aux écoles (nationales, régionales, locales) le schéma d'un flux sans frontière de formes internationales, il n'est pas certain que le sens soit davantage préservé. Les grandes expositions du Centre Georges Pompidou (Paris-Berlin, Paris-Moscou) ont au contraire établi l'importance qualitative des centres, où se localisent les productions et les informations.  Mais cette information artistique en masse n'est pas une accumulation passive, les durées dans l'ordre de la culture ne sont pas des quantités mesurables par des unités de temps ; elles ont des qualités, des densités différenciées, qui font que, dans le vaste système d'échanges à peu près continus qui est le nôtre, on localise ici un moment fort, là une phase terne, ailleurs une période vide.

    Quel paramètre fait la différence ? Les effets culturels de la circulation des objets et des informations ne répondent sans doute pas de façon linéaire à des variations quantitatives. A flux égal, à réseau d'artistes et d'institutions égal, quel paramètre inconnu et mystérieux peut-il faire la différence ? Introduisons ici l'hypothèse que l'acclimatation des nouvelles formes artistiques serait la résultante d'une adéquation de l'offre et de la demande.  Il n'est pas certain que les gravures japonaises aient naturellement greffé leurs formules stylistiques en Europe, si quelques artistes en veine d'expériences sur le trait, l'à-plat, le coloris n'avaient été en mesure de recevoir ces nouvelles données et de les interpréter.  Lorsque les sièges en bois d'Alvar Aalto rencontrent le succès, sur la côte est des Etats-Unis, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, c'est qu'ils correspondent à la demande d'une modernité à la fois attentive au naturalisme (du matériau) et à la différenciation domestique du meuble (en opposition aux sièges métalliques de Mies). En sens inverse, la faible audience d'une manifestation est plus souvent à mettre en rapport avec une "absence d'écoute" qu'avec la "qualité" des œuvres. Ainsi dans l'histoire des institutions temporaires, les Biennales et autres expositions périodiques, les capacités objectives de l'offre (réunion d'œuvres, réseau d'artistes, efficacité de l'organisation) ne déterminent pas seules l'impact extérieur des manifestations :  si les Salons parisiens de la fin du 19e siècle, dans l'ensemble assez pénibles, avaient tant de succès auprès des artistes étrangers, c'est que les sanctions du jury avaient alors une grande valeur pratique ; si les Biennales de São-Paulo ne sont plus guère mentionnées à Paris, c'est parce qu'elles ne sont plus un enjeu pour les institutions françaises, notamment pour le marché de l'art (ce qu'elles ont été autrefois).  C'est ici que l'histoire sociale des arts a quelque utilité, lorsqu'elle révèle, sous l'apparence opaque des échecs et des réussites, qu'on s'empresse d'interpréter en termes d'esthétique, de banales mais puissantes forces. 

Gérard Monnier

1. Biasini Emile, Grands travaux, de l'Afrique au Louvre, Paris, Editions Odile Jacob,

Publié dans Inédits

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