OUVRAGES SOUS PRESSE : “LE PROJET PHOTOGRAPHIQUE : HENRI STIERLIN, HISTORIEN, PHOTOGRAPHE ET ÉDITEUR”

Publié le par Gérard Monnier

Le Visiteur, mai 2008


Le projet photographique :

Henri Stierlin, historien, photographe et éditeur


Entretien de Gérard Monnier avec Henri Stierlin, Genève, le 8 juin 2007


A la suite d’une longue  carrière consacrée à l’histoire de l’architecture et à la photographie, Henri Stierlin a déposé une partie de ses archives à  l’Institut d’architecture de l’Université de Genève. Celui-ci  a consacré à son œuvre en 2005 une exposition rétrospective. Voici, pour les lecteurs du Visiteur, la substance de l’entretien que Henri Stierlin a accordé le 8 juin dernier à Gérard Monnier, historien.


GM.  Le public français, qui depuis 40 ans a eu à connaître vos travaux dans plusieurs circonstances - je mentionne ici la fameuse collection « Architecture universelle », de l’Office du livre, l’exposition du Grand Palais, Tanis, le trésor des pharaons, en 1987, les livres superbes publiés depuis 1991 par l’Imprimerie nationale -  ne vous connaît pas vraiment. Qui êtes-vous Henri Stierlin ? 


HS. Un amoureux de l’art, sans aucun doute,  qui a eu très tôt des curiosités actives pour l’archéologie égyptienne, pour ses sites admirables et pour le monde des musées. Je suis né à Alexandrie, et en 1948, comme mes parents reprenaient leurs tournées de concerts en Egypte, je les ai accompagnés  ; j’avais 20 ans. C’est vous dire que j’ai connu une Egypte d’autrefois. Ce voyage a duré six mois ; il avait commencé par Rome, Naples et Pompéi, et s’était poursuivi par la Grèce. En Egypte, dans un pays encore vide de touristes, nous avons visité le musée du Caire et plusieurs sites, dont celui de Karnak, sous la conduite des archéologues de l’Institut français du Caire. Ce périple a été un vrai voyage initiatique,  qui a fixé mon intérêt pour l’architecture de l’antiquité  ainsi que pour l’architecture du monde islamique. A vrai dire, pour ce qui est de l’Egypte cet itinéraire de découverte avait été précédé, à 14 ans, par la lecture des livres de Pierre Montet . Et par la suite mes études  se sont fixées sur le domaine du monde hellénistique. C’est vous dire que, du livre au musée et au terrain, mon itinéraire a été très tôt balisé par des lectures, des visites, par l’accès à des collections et à des sites. Après l’Egypte j’ai voyagé  en Syrie et au Liban, puis en Perse, c’est à dire dans l’Irak et l’Iran actuels.  A la suite de trois ou quatre générations de voyageurs dans les sites archéologiques du Moyen-Orient, j’ai été un précurseur sur les sites photographiés. Mais je suis passé aussi par des études supérieures de lettres classiques et de droit. Par la suite j’ai étendu mes intérêts à d’autres territoires culturels, Inde,  Cambodge,  Japon,  Mexique et  Amérique latine. Et dès 1955, mes curiosités pour les différentes formes de la culture débouchaient sur une activité de journaliste professionnel, qui débuta à laTribune de Genève, et se poursuivit comme rédacteur en chef d’un périodique, Radio-TV, dont j’ai fait un magazine culturel. A partir de 1957, j’ai collaboré à Radio-Lausanne, où j’ai dirigé une longue série : « L’épopée des civilisations ». Enfin de 1964 à 1972, j’ai produit à la Télévision suisse plusieurs séries culturelles. Dès 1972,  je me suis consacré exclusivement au livre d’art et d’architecture, comme auteur, photographe et éditeur. Au point de créer à la fin des années 1970 les éditions Sigma, à Genève.


GM. Comment êtes-vous passé à ce moment du journalisme à la photographie et à l’édition ? 


HS. L’édition imprimée est alors très active en Suisse, et elle contraste avec la pauvreté des éditions dans l’Europe de l’après-guerre. Les années cinquante voient l’essor des éditions conduites à Genève par Albert Skira . De son côté, Jean Hirschen, qui a ouvert à Fribourg en 1946 l’Office du livre, comprend l’intérêt du projet que je lui soumets en 1963 :  l’idée d’une collection nouvelle, qui deviendra la série des 16 volumes de l’« Architecture universelle », qui seront publiés en 7 langues. Comme vous le savez, nous avons mis beaucoup de soin à la maquette, dans un format carré, avec une graphie de Marcel Wyss  ; je tenais particulièrement à produire un assemblage réussi des textes, des plans, la plupart inédits, et des photographies. Les textes étaient confiés à d’authentiques spécialistes, souvent des universitaires, comme Roland Martin pour le Monde grec, Gilbert Picard pour l’Empire romain, Raymond Oursel pour l’Age roman. Pour ma part, j’ai traité les textes des volumes Maya,Mexique ancien, et Angkor. Une préface était demandée à un architecte contemporain. Pour illustrer mon étude sur les Mayas, j’ai du entreprendre moi-même une campagne photographique ; c’est à ce moment que j’ai commencé, avec un équipement professionnel, Rolleiflex et Leica, puis Hasselblad, à envisager d’aller plus au fond des choses.  


GM. Je garde un souvenir très vif de l’avancée que représentait alors cette collection. Vous aviez trouvé un format particulièrement maniable, avec une présentation élaborée des légendes des planches, mises en page sur des dépliants. Quelle part avez-vous pris personnellement à la photographie ?


HS. En plus des MayasMexique ancien et Angkor, j’ai effectué les prises de vue de deux volumes, Egypte etMonde grec. Le principe de la collection était de confier la photographie d’un volume à un seul photographe, considéré comme un auteur à part entière. Je contrôlais de près les choses, et je me souviens avoir prescrit un retour sur le terrain, pour élever la qualité de telle ou telle image. 


GM. Je dois vous dire que j’ai pris conscience de la qualité du regard du photographe d’architecture dans le volumeEmpire romain ; non seulement les images d’Yvan Butler sont superbes (l’amphithéâtre d’El-djem), mais elles sont scientifiquement pertinentes, comme celle qui associe dans les vestiges de l’huilerie de Brisgane, près de Tebessa, le franchissement par linteau sur corbeaux au franchissement par arcade en plein cintre appareillée. Et puis dans ce volume l’équilibre entre l’architecture monumentale et la construction banale est à ce moment très nouveau. 


HS. Effectivement, j’accorde la plus grande importance à une photographie qui  révèle à la fois les formes de la construction et l’organisation spatiale d’un édifice. Dans l’architecture islamique, ma pratique m’a conduit à avancer l’idée que la rigueur géométrique de l’image photographique devait être équivalente  aux tracés qui régulent la conception de l’espace ; c’est le cas par exemple des coupoles et des iwans des édifices d’Ispahan, lorsque la vue à la verticale, et donc par en dessous, restitue la structure géométrique de la construction dont le parement décoratif détourne le regard. Non seulement il y a production d’informations, mais aussi analogie de la prégnance de la géométrie dans le processus de construction et dans la préparation de la prise de vue. : ainsi,  à la différence du relevé par le dessin, le jeu est d’opérer au moment exact où la lumière souligne ce dispositif de la construction. Le calage de la prise de vue sur un trépied le permet. Bien entendu, la prise de vue avec la visée reflex des 6x6 à double objectif était dans les années 1960 la condition technique incontournable. 


GM. Dans l’ouvrage autobiographique que vous avez publié en 2005, La vision photographique en architecture, vous faites le point sur l’étendue du pouvoir du photographe. Vous montrez qu’il entretient des conventions, et qu’il pratique des manipulations


HS. Oui, le photographe peut ne pas s’enfermer dans la beauté de l’image, dans sa capacité de séduction. Il peut aller plus loin que ce qu’on nommait autrefois le pittoresque, lorsque les peintres avaient le pouvoir dans les arts visuels. Il peut se donner pour but de montrer la pensée de l’architecte, une pensée inséparable des espaces et de la construction qui les permet. J’estime d’ailleurs que le pittoresque a son équivalent contemporain dans la beauté alléchante et insurpassable des images de certains édifices modernes, notamment, qui est parvenue quelquefois à faire basculer des constructions mercantiles dans un « trompe l’œil » contestable. Certaines conventions sont bien connues, et ont longtemps résisté : l’image d’architecture en noir et blanc par exemple. Parmi les conventions imposées depuis les années 1850 par les photographes d’architecture, l’obligation d’éviter les lignes verticales traduites dans l’image comme des fuyantes ; sans aucun doute une convention admise en raison de notre expérience acquise au contact des constructions et des représentations de référence dues aux architectes et aux peintres. La mise en œuvre de cette convention impose un décentrement de l’objectif de prise de vue. Seule la chambre le permet ; mais elle est lourde et encombrante, quel que soit le modèle, et elle n’oppose pas de vives résistances à la pénétration de la poussière, ce fléau des pays où se concentrent les vestiges antiques. A partir des années 1980, la mise au point par les techniciens de l’industrie japonaise des optiques à décentrement a permis d’utiliser des boîtiers 24 x 36, bien plus étanches à la poussière, et avec des résultats capables, pour la qualité des images, de rivaliser avec les moyens formats. A condition de parvenir à convaincre les éditeurs de la qualité des résultats, ce qui n’allait pas de soi. 

Pour ma génération, il en a été de même avec la couleur. C’est elle qui m’a conduit à faire connaître par la photographie les trésors, mis au jour par les archéologues et conservés aujourd’hui dans les collections des musées, ainsi que les manuscrits anciens.  Pour les objets, les conquêtes techniques de la photographie ont donné de nouveaux pouvoirs aux photographes. Le film couleur, l’objectif macro, et le contrôle de plus en plus sophistiqué de l’éclairage artificiel nous ont donné le pouvoir de rendre visible aux lecteurs de nos livres, et en détail, le traitement des surfaces, les textures d’un manuscrit à peinture, et des objets quelquefois minuscules, avec une proximité qui est interdite à l’immense majorité des visiteurs d’une collection. Au risque de ne pouvoir empêcher les lectures erronées de l’échelle des choses. 


GM. Il est en de même avec votre intérêt pour la prise de vue en lumière faible dans les couloirs obscurs des tombes ou des sanctuaires en Egypte.


HS. Cette technique procède d’un très long temps de pose, de 10 minutes ou davantage, qui permet d’impressionner le film dans l’obscurité des espaces internes et de donner une vision spécifique de bas-reliefs, éclairés malgré tout, et dont l’observation est complètement dénaturée par l’éclairage artificiel. Cette recomposition d’une vision hypothétique, propre au projet photographique, est une contribution à l’histoire des arts, pas plus arbitraire que celle qui consiste à exhumer du sol des tombeaux enfouis, et à poser sur eux un regard improbable pendant des millénaires, celui de l’historien.


GM.  Ou que la photo aérienne. L’avez-vous appliquée à l’architecture ?


HS. Oui, pour l’illustration du volume Angkor, et j’ai contribué aussi aux récents volumes de la collection Notre histoire vue du ciel, chez Gallimard. Avec l’hélicoptère, les photographes de ma génération ont disposé d’un outil beaucoup plus performant, qui a conduit aux succès de librairie que vous connaissez aujourd’hui.


GM. Je reviens à votre parcours d’historien, qui est celui d’un comparatiste. Après l’illustration et l’édition des sites d’une histoire classique, vous vous êtes consacrés à l’exploration de territoires méconnus de l’histoire des arts. Sur le Mexique et sur l’Islam, en particulier. 


HS. Sur l’art précolombien  que j’avais entrepris avec  Mayas  en 1964, j’ai développé dès 1981 l’illustration d’un triptyque, L’art Maya, L’art Aztèque, et L’art Inca, publiés à l’Office du livre et au Seuil. Sur l’architecture de l’Islam, en collaboration avec Anne Stierlin, j’ai fait surgir de plusieurs angles morts les volumes consacrés à l’architecture ottomane, à l’architecture islamique au IXº siècle en Egypte, dans les périodes toulounide et fatimide,et du XIIIº au XVIº siècles, dans la période mamelouke. Pour ces travaux, dans les années 1990, nous avons été publiés par les éditions de l’Imprimerie nationale à Paris – une collaboration qui a commencé par l’ouvrage sur l’Alhambra, en 1991 - et par les éditions Taschen à Cologne.  Les  Ors du Mexique chrétien, en 1997, a été le premier livre publié en français sur l’art baroque du Mexique. J’ai cru bon d’apporter ma pierre aussi à l’interprétation historique, sur deux thèmes, celui des rapports entre les spéculations astrologiques et l’architecture, attestés par Platon, avec un ouvrage de 1986, L’astrologie et le pouvoir,  préfacé par l’académicien Pierre Grimal et enfin par une étude à venir sur la question passionnante d’un processus que je décris comme l’architecture dictée, une piste ouverte en Grèce par une stèle qui décrit la construction de l’Arsenal du Pirée. Une note est demandée ici, pour préciser la référence à la stèle.


GM. Dans ce parcours votre distance à l’égard de la spécialisation, sur le modèle des travaux universitaires, ne rencontrerait-elle pas ses limites ? Merci, Henri Stierlin, de nous avoir confié aussi ce projet.



Henri Stierlin est le fils d’Henri Stierlin-Vallon, pianiste et compositeur, et de son épouse Marguerite, cantatrice ; tous deux sont professeurs au Conservatoire de Lausanne et concertistes. 

Pierre Montet (1885-1966), professeur au Collège de France et membre de l'Institut ; archéologue, ses recherches au Liban et en Égypte ont conduit à des découvertes majeures ; il fut le premier découvreur, en 1929, du site de Tanis. 



 Albert Skira (1904-1973) qui avait lancé à Paris en 1933 la revue d'art Minotaure, est un des premiers à maîtriser dans l’édition du livre d’art les technique de la reproduction en couleur.

Publié dans Publications & travaux

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article