Vu dans la rue

Publié le par Gérard Monnier

1998, texte inédit

Vu dans la rue                              

    La presse et les journaux télévisés ont largement rendu compte des affrontements qui ont opposé aux photographes de presse les vigiles chargés de protéger le joueur de football Christian Karembeu et sa jeune épouse le top model slovaque Adriana Sklenrikova le 22 décembre, sur l’itinéraire qui les conduisait de la mairie à l’église de Porto-Vecchio. Affrontement banal, peut-on penser, épisode devenu courant de cette protection nécessaire de la vie privée contre l’intrusion déplacée des paparazzi  dans la vie privée des stars. Affrontement économique, en réalité, qui mettait les vigiles au service des engagements négociés à l’avance par un magazine de presse, qui avait acheté l’exclusivité des droits de prise de vue et de publication de ces images du couple.

    Ces pratiques violentes, dans l’espace public, dans la rue, sont en dehors du droit,  puisque la protection de l’image des personnes privées porte sur sa diffusion (art. 9 de la loi du 17 juillet 1970). Si la force publique, selon certains témoignages, est intervenue pour appuyer l’action des vigiles, c’est un abus. Quel arrêté municipal prescrivait son intervention ?

    C’est en fait toutes les pratiques actuelles de la photographie qui sont révélatrices d’une mise en question des libertés républicaines sous la pression de l’économie et du droit de l’image.  Dans un ouvrage récent, consacré à la photographie dans les lieux publics,  publié par la Documentation française, l’auteur de l’introduction, un juriste, en apportant sa caution à toutes sortes de pratiques administratives, témoigne bien de la dérive insidieuse qui est en cours *. On est en train de passer du contrôle de la diffusion et de l’utilisation des images d’un édifice, au nom de la protection des droits du propriétaire du bâtiment et de l’auteur d’une œuvre, c’est-à-dire l’architecte maître d’œuvre, à un contrôle de la prise de vue et à une interdiction de photographier **.

    Contrôle de la prise de vue : la prise de vue et l’expoitation des images d’un édifice public, à partir de la voie publique, sont théoriquement libres, “lorsque le bâtiment public - propriété de l’Etat ou d’une collectivité territoriale - est photographié depuis la voie publique et ne donne pas prise à des droits de propriété artistique” (p.6).  Cette formulation, qui implique que la prise de vue, sans accord préalable du détenteur des droits d’auteur, est un délit, étend bien le contrôle du droit de l’image au droit à la prise de vue, au titre de la propriété artistique, et au delà de l’objet de la législation en vigueur. Dans ce sens, photographier sans autorisation les tours de la Bibliothèque de France et la Tour Eiffel la nuit sont des délits. De la même façon, les prises de vue réalisées à partir de l’emprise de l’édifice sont “sous contrôle de l’organisme public qui occupe les lieux’ (p. 5).  Dans ce sens, photographier sans autorisation le Forum des Halles, la pyramide du Louvre, l’esplanade de la Défense, les emmarchements de la Bibliothèque de France, la villa Savoye, la Géode et les bâtiments de la Cité de la Musique sont des délits. Et d’ailleurs l’ouvrage publie - c’est son objet - les coordonnées et la liste des organismes publics, auxquels le photographe est censé s’adresser au préalable pour solliciter une autorisation de prise de vue et d’exploitation. Photographier sans autorisation la Grande Arche de la Défense depuis le parvis, le stade de France ou le stade Charléty, depuis leurs emprises, le musée de l’Orangerie ou la Galerie du Jeu de Paume (à partir du jardin des Tuileries), un marché public, le Canal de l’Ourcq, les infrastructures de l’aéroport de Roissy, sont des délits. Bien entendu, si dans la pratique les photographes opèrent souvent sans se procurer ces autorisations, la présence des gardiens, vigiles et autres forces de l’ordre rend de plus en plus délicates ces prises de vue à la sauvette, qui mettent constamment le photographe à la merci d’un contrôle tatillon. Les excès de cette gestion administrative du droit à photographier les espaces publics sont courtelinesques : il faut s’adresser conjointement à trois organismes pour photographier le Forum des Halles (p. 28). Et que dire des redevances imposées pour la prise de vue dans les édifices qui relèvent de la Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites, ou sur le site de la Défense, contrôlé par l’EPAD ?  

    Il n’est pas dans mon propos de mettre en cause le statut économique de l’image ; on ne peut ignorer en effet l’utilisation commerciale de l’image des sites et des édifices, et il est acceptable que son contrôle soit effectif. Ce qui est en cause ici est l’extension du droit et de l’économie de l’image à un contrôle qui met en cause la liberté de création et la liberté de documentation, de témoignage et de critique. Atget, Willys Ronis, et Robert Doisneau étaient-ils toujours en règle lorsqu’ils “mettaient dans la boîte” leurs sublimes images de Paris ? Est-ce un délit de photographier, de façon indéniablement critique, les problèmes posés par la maintenance des édifices publics contemporains, qui résultent quelquefois d’une conception erronée de la construction, ou d’une malfaçon ? Est-ce un délit de fixer par l’image les insuffisances fonctionnelles de l’accès au Louvre par la pyramide, ou la médiocrité de telle insertion de la création contemporaine dans le patrimoine monumental ? Est-ce un délit de photographier, pour la communiquer et la partager, la beauté de la lumière du matin sur la structure en acier, ici et maintenant, de la Maison des sciences de l’homme, cet édifice controversé ? Est-ce un délit de fixer l’image d’un édifice qui appartient à la nation, qui a été construit et qui est entretenu sur le budget de l’Etat ?

    Ces abus nés de la privatisation accélérée de l’espace public tendent à faire des photographes, qu’ils soient professionnels ou non, des délinquants en puissance. Nous pouvons y résister individuellement. Mais il est urgent que la justice, par une jusrisprudence devenue attentive à des enjeux qui relèvent de la liberté de la création, de la presse et du témoignage, ouvre la voie, non à une tolérance bienveillante, mais à un droit. 

G. Monnier est co-auteur et responsable de l’exposition Voir / photographier l’architecture urbaine, Ministère de l’Education Nationale, Site Descartes, Paris 5-12 octobre 1998.
 
* Photographier dans les lieux publics. Paris et Ile-de-France, avec une introduction de Jean-Paul Oberhür, avocat à la cour, La Documentation Française, Paris, 1998.
** Remarquons au passage qu’il faut bien de la naïveté aux juristes pour réduire la paternité de cette création collective qu’est devenue l’architecture au seul profit de l’architecte, en écartant, ce qui ne va pas de soi, les droits de l’ingénieur, concepteur de la structure, ceux du bureau d’études,  ceux de l’entreprise, qui tous apportent leur concours  à l’œuvre. 

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Publié dans Inédits

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