L’interprétation des édifices industriels : une architecture-palimpseste.

Publié le par Gérard Monnier

       
Colloque "L'usine", Université Paris I, 30 octobre 1999

texte inédit

 

L’interprétation des édifices industriels : une architecture-palimpseste.   

 

    Que deviennent les usines ? Il arrive que l’originalité d’un bâtiment industriel, consacrée par le temps, conduise à la réhabilitation de l’édifice, constitué en monument ; on connait le fameux moulin de l’usine Menier à Noisiel, conservé et restauré par le nouveau maître d’ouvrage, Nestlé-France (ill. 1). Mais c’est l’exception, et dans les dernières années, sous l’effet de la métamorphose du tissu industriel dans les grandes métropoles, beaucoup d’usines ont disparu sans laisser de traces : par exemple la centrale thermique Arrighi, aux formes si remarquables, à Vitry, et l’usine Citroën du quai de Javel, remplacée par un parc. Aujourd’hui le destin des anciens ateliers de la Régie Renault à Billancourt soulève la polémique entre acteurs de la gestion urbaine et architectes.
    Le moteur de la transformation est le temps de l’usage, des usages et des pratiques, qui se transforment, se renouvellent  et même disparaissent plus vite que ne s’use le bâti. Quelquefois les pratiques elle-mêmes résistent, comme dans l’usine Duval à Saint-Dié, dans les Vosges, une manufacture de confection de produits textiles. La manufacture primitive a été dévastée au temps de la destruction de la ville par l’armée allemande en novembre 1944. Elle été reconstruite sur un projet de Le Corbusier, entre 1947 et 1951, au moment où Le Corbusier met au point le Modulor, et d’autres dispositifs, comme le brise-soleil. Depuis, trois générations de patrons ont fait de la sauvegarde de l’entreprise dans les lieux une question de principe, quitte à modifier la production ; rare témoignage de la permanence d’une activité manufacturière dans un édifice conservé intact.
    Mais la plupart du temps, il faut admettre la métamorphose, capable, le cas échéant, de stimuler des interprétations innovantes, comme la transformation de l’ancienne usine des compteurs, à Montrouge, en bureaux d’études pour une indusrie de pointe (Ets Schlumberger, R. Piano arch., P. Rice et B. Plattner coll., 1981-1984, ill. 2). Et les architectes ne sont pas les derniers à avoir des appétits pour intervenir dans des lieux industriels. D’abord parce que ceux-ci offrent des lieux souvent gigantesques, et que cette approche de la dimension exige souvent une stratégie pour penser la transformation. Jean Nouvel, visitant il y a peu une grande usine désaffectée à Marseille, dans le quartier de la Belle de Mai, montrait devant les caméras son enthousiasme devant l’immensité des lieux. Plusieurs fois, la transformation est légère, sinon passive : des accès de secours, un podium pour la scène, suffisent  pour les activités de spectacle (Manufacture des œillets à Ivry, ill. 3). Dans le cas de l’affectation à des pratiques culturelles, le pilotage de la métamorphose peut donner des résultats spectaculaires.
    Ainsi pour les collections de sculpture antique du Musée du Capitole, à Rome, installées pour un temps dans la Centrale Montemartini, une puissante centrale thermique inaugurée en 1912, et dont la production s’arrête en 1989. La combinaison de l’archéologie industrielle avec les fonctions du musée de sculpture, produit ce voisinage de la plastique antique avec les verstiges de la grande mécanique (moteurs diesel de secours). C’est un cas exemplaire de double collection,  puisque les pièces exposées relèvent les unes de l’archéologie industrielle et les autres de l’histoire de l’art antique (ill. 4, 5, 6). 
    Il arrive que l’organisation de la présentation de la nouvele collection impose de compléter l’édifice initial par une architecure secondaire, réalisant une véritable architecture-palimpseste. Dans ce sens, une des expériences les mieux documentées est la transformation de l’Entrepôt Lainé à Bordeaux ; cet entrepôt, construit en 1824, en pierre, brique et bois, est d’une étonnante austérité, qui exalte les structures piranesiennes de la maçonnerie porteuse : piliers, arcs en plein cintre, murs porteurs massifs. De 1984 à 1990, les architectes, Jean Valode et Denis Pistre, conduisent une extraordinaire reconversion des lieux en centre d’art contemporain. Par leur propos, nous connaissons les analyses qui fondent leur démarche :

    Ce bâtiment inclassable (...) est un sorte de réflexion initiatique : sa rigueur mathématique de conception, sans concession, sans laisser-aller décoratif, ni artifices, parfaitement en harmonie avec une juste utilisation de trois matériaux seulement, se trouve finalement en étroite relation conceptuelle avec l’état d’esprit de nombreux artistes actuels qui privilégient la démarche, le concept au simple effet pictural.

    Les architectes, allant plus loin dans l’analyse, ont mis en avant  le tracé régulateur, qui combine le carré de 6,50 m de côté avec des assemblages par 7 unités.Ces trames définissent la dimension de tous les espaces dans les fonctions d’origine : circulations, stockage, manutention. Sur cette trame, la construction utilise trois matériaux : une pierre de Bourg, au grain fin, des briques de ton clair et le pin d’Oregon. La syntaxe de la construction s’énonce dans les différents franchissements : on trouve ainsi des linteaux appareillés en pierre pour les petits franchissements, des arcs en plein cintre en brique pour les franchissements de 6,50 m à 13 m, des planchers à charpente de bois, et des voûtes d’arête pour supporter les terrasses extérieures.
    La construction primitive a une telle qualité que les architectes choisissent de la préserver, de la restaurer, pour la présenter “en tant que telle”. D’où le choix de “proposer des lieux redéfinissables”, et d’offrir “un détachement entre l’aménagement nouveau et le bâtiment”. D’où la notion d’espaces emboîtés : puisque la construction de l’entrepôt n’offre pas beaucoup de surfaces de murs (arcs muraux répétitifs), il faut les installer comme des éléments nouveaux :

    “ l’intervention a consisté à emboîter dans l’architecture de l’entrepôt une autre architecture d’espaces de lusées, formée de murs, panneaux verticaux et horizontaux (de 0,20 m d’épaisseur), qui délimitent, divisent, articulent et définissent l’espace d’exposition. C’est un système de plaques, axées et modulées sur les dimensions du bâtiment et disposables selon une règle commune, et c’est le fait de son emboîtement qui compose tout le projet (...) Ainsi le spectateur appréhende son rapport avec les œuvres en s’impliquant dans la composition emboîtée des deux architectures”.

    Cette volonté de laisser la parole au  bâtiment primitif et à son histoire matérielle se poursuit dans l’exécution  du ravalement : maintien des traces, des graffitis et des signatures des manutentionnaires du XIXº siècle, conservation des chifres qui servaient de repères pour la gestion de l’espace de stockage, préservation des traces d’usure de la pierre par les câbles ou les chariots, etc. Les architectes commentent :

    Pas de promesse architecturale par un ravalement clean et et des éclairages clinquants (...) Pas de verrières, de puits  de lumière ou autres agressions dont le musée n’aurait pas voulu, Mais juste les éclairages qu’il faut. pour présenter chaque œuvre avec l’intensité nécessaire. 

    Cette démarche explicite d’un architecte confirme donc le besoin d’un véritable travail de conception dans l’interprétation d’un ancien édifice industriel par l’architecte.

    Notre approche dégage ainsi une typologie : nous venons de rencontrer soit la double collection, installée dans un bâtiment passif, soit une sorte d’architecture-palimpseste, où le double impact des lieux construits se donne en tant que tel , pour encadrer les œuvres ou les activités.    

    Mais ne négligeons pas les enjeux urbains : puisqu’il s’agit de substituer au déplacement vers l’usine le déplacement vers un lieu culturel, il est clair que toutes les activités culturelles ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Jusqu’à présent les activités du spectacle sont plus incitatives que celles des expositions lorsqu’il s’agit de franchit les limites des centres villes. La reinterprétation des territoires de la ville, avec sa logique propre, montre les limites de l’architecture-palimpseste, effectives dans le cas de la Centrale Montemartini, éloignée du centre touristique de Rome, et bien peu fréquentée par le public.

G. Monnier

Illustrations

1.Usine Ménier, à Noisiel, après restauration (photo 1996)       

2. Ancienne usine des compteurs, à Montrouge, Ets Schlumberger,
R. Piano arch., P. Rice et B. Plattner coll., 1981-1984 (photo 1999)   

3. Manufacture des œillets, à Ivry (photo 1996)
               
4. 5.6.  Centrale Montemartini, à Rome (photo 1999)
               
7. Entrepôt Lainé, aujourdhui CAPC, à Bordeaux                                       
                                   
les photos sont de l’auteur.

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