L'imaginaire du "petit beurre".

Publié le par Gérard Monnier

L'imaginaire du "petit beurre"                                              
"L’industriel et les artistes. Lefèvre-Utile à Nantes"
Exposition au Musée du château des ducs de Bretagne, Nantes,
9 avril-31 août 1999 ; catalogue Musée du château des ducs de Bretagne
éditions MeMo, 1999.
Dans Vingtième siècle - Revue d'histoire, nº 65, janvier – mars 2000
Presses de Sciences Po, p. 143-144.

 

"L’industriel et les artistes. Lefèvre-Utile à Nantes".

Exposition au Musée du château des ducs de Bretagne,
Nantes, 9 avril-31 août 1999 ; catalogue Musée du château des ducs de Bretagne - éditions MeMo, 1999, 104 p.


    Le titre de l’exposition n’est pas usurpé :  elle ne se limite pas à la réunion des images commerciales qui ont accompagné le succès du petit LU, et témoigne de façon plus large de la mobilisation des artistes par plusieurs générations d’industriels, dans une succession de formes et de significations qui relèvent d’une approche historique. Emballages, différents supports de la publicité imprimée, maquettes de travail, édifices et bâtiments d’exposition alimentent un dossier substantiel et complet (à l’exception de lacunes curieuses sur les périodes de guerre, résolument absentes du parcours chronologique).
    Pour la promotion commerciale du “petit beurre”, pendant près d’un siècle et demi, les responsables successifs de l’entreprise Lefèvre-Utile, installée à Nantes, ont accompagné les innovations de la production par des commandes systématiques pour nourrir visuellement l’identité des produits et pour inscrire la marque dans toutes les formes possibles du conditionnement et de la publicité. Dès les débuts, dans les années 1850, le décor du magasin de vente, installé aux numéros 5 et 7 de la rue Boileau, et le papier d’emballage des biscuits arborent les figures symboliques convenues de la prospérité et du succès commercial, celles que diffusent les expositions universlles, la corne d’abondance et la figure ailée de la Renommée. Le choix de cette dernière allégorie par le fondateur, Jean-Romain Lefèvre, est confirmé par son fils Louis Lefèvre-Utile, dans une version plus élaborée, confiée à un sculpteur rennais, Eugène Quinton ; cette figure, dessinée en 1886, est conforme aux canons de la sculpture académique du temps : une femme aux formes plantureuses, habillée d’une étoffe drapée gonflée par le vent, aux ailes figées dans la diagonale de la surface, la couronne de lauriers dans la main gauche, la droite occupée à tenir une trompette : l’allégorie classique,  revue par des amateurs de café-concert. Cette figure, protégée par le dépôt légal de la marque, sera utilisée jusqu’en 1957.
    Parallèlement, les dirigeants de Lefèvre-Utile suscitent auprès des artistes la mise au point d’une iconographie suggestive, où se croisent les images de l’enfance, de l’insertion de l’entreprise dans la ville, et du luxe. Avec les images des boudoirs et des autres biscuits, le dessin et le nom du “petit LU”, dont la forme est mise au point en 1886, prennent ainsi place dans dans toutes sortes de publicités, marquées par l’esthétique d’une peinture mimétique du réel, qui nourrit l’évocation de thèmes populaires : on trouve ainsi l’image du quotidien (l’écolier, par Firmin Bouisset, 1897, les travaux des champs, par Adolf  Wiesner, 1905 ), de la fiction (le “Petit Poucet”), et de l’évasion (scènes de la vie des militaires, ou des explorateurs du moment). Les changements du conditionnement, la boîte en métal emballée de papier, puis la boîte en métal avec un décor imprimé, jouent leur rôle dans cette évolution, dans la mesure où les nouvelles images impliquent un travail artistique plus élaboré.  Les vues emphatiques de la fabrique, de son insertion dans le paysage industriel des quais de la Loire, et le thème plus large de la célébration du paysage urbain contemporain, avec la reprise des inscriptions publicitaires, notamment sur les tramways, contrastent avec la grande discrétion donnée à la région Bretagne, comme si le choix de la modernité urbaine l’emportait sur les ressources du pittoresque régional.
    Avec la fin du siècle, pour la partie de la gamme des produits qui vise les festivités, les allusions aux mode de vie de la classe de loisir, pour des produits haut de gamme, se précisent, et le répertoire des images du luxe se modernise soudain. Il s’appuie alors sur les ressources nouvelles, graphiques et chromatiques, apportées par les acteurs de l’Art nouveau les plus en vue à Paris. Sur les conseils de l’imprimeur parisien Ferdinand Champenois, l’entreprise s’adresse à Alphonse Mucha, qui fournira des projets entre 1896 et 1903, dont les plus réussis sont ceux consacrés aux “biscuits champagne”, et à Sarah Bernhardt (pour le calendrier de 1904).  Les supports ne se limitent plus aux emballages des biscuits, mais s’étendent aux affiches, aux calendriers, qui donnent à l’industriel le statut de mécène des recherches artistiques du  moment.
    L’entre-deux-guerres est une période de profondes mutations. De nouveaux types d’emballages préformés, fabriqués et imprimés dans l’entreprise, font leur apparition en 1934. La publicité se répand dans les pages de périodiques illustrés. Et on voit à la fois s’actualiser les références au mode de vie, lorsque les sports “chics” deviennent les indices des classes aisées (le tennisman du “goûter dans le parc”, en 1923,  le tourisme automobile, le yachting), et s’affirmer l’émergence d’un style moderne de formes géométriques stylisées, qui tend à se substituer à la représentation réaliste ; ce style est à son  apogée avec l’exposition de 1937. Dans les années 1950, après un séjour aux Etats-Unis de Patrick Lefèvre-Utile*, futur directeur commercial de l’entreprise, les ressources nouvelles de l’image photographique intégrée à la composition graphique sont apportées par l’agence que Raymond Loewy ouvre à Paris en 1952 ; une rénovation visuelle des publicités imprimées est mise au point en 1956, avec une nouvelle interprétation du monogramme LU, qui accompagne des affiches, confiées à René Gruau (1952 et 1989), où des figures de femmes élégantes suggèrent encore la séduction capiteuse des produits. Dans le même temps, plusieurs graphistes (Toni Ungerer, Folon, Sempé) déplacent l’attention, par l’ironie et par l’humour, vers les plaisirs d’une gourmandise sans conséquence.
      Si on ne perd pas de vue que tout ce parcours est celui d’une entreprise résolument installée à Nantes, qui tire pendant près d’un siècle et demi une partie de son identité de cette localisation, et que cela ne lui interdit pas de participer aux formes et aux contenus d’une communication nationale et internationale, on saisit la valeur locale, en retour, que cette production imaginaire apporte à Nantes. Que reste-t-il de ces échanges et de cette identité du local, au temps de la mondialisation des productions ? 
    Puisque, dans le domaine des objets industriels de la vie quotidenne, plusieurs expositions récentes, sous prétexte de commémorer l’air du temps, de se mettre à la portée de la mémoire, ou de manifester la subjectivité de nos rapports aux objets, ne parviennent pas à sortir des facilités d’une sorte de “brocante pour intellos”, il faut saluer les responsables de cette exposition, qui, en prenant le parti d’un manifeste respect des objets et des documents, sont parvenus à maintenir l’équilibre entre l’attrait d’une brillante scénographie et la rigueur de l’information historique.
 
Gérard Monnier
Université de Paris I

* Principal artisan du dépôt de la collection Lefèvre-Utile au Musée de Nantes.

Publié dans Comptes rendus

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