"DESIGN, MIROIR DU SIECLE"

Publié le par Gérard Monnier

"DESIGN, MIROIR DU SIECLE" : une image brouillée                    15 600
Exposition au Grand Palais, Paris (19 mai-25 juillet 1993).
publié dans Vingtième siècle - Revue d'histoire, n°40-1993,
Presses de Sciences Po, p. 126-131

 

Une image brouillée

L'an passé, dans le cadre de l'exposition Manifeste, le Musée National d'art moderne / CCI montrait l'importance nouvelle que prend le design dans ses collections. L'exposition de cette année, organisée au Grand Palais par la Délégation aux arts plastiques, est un vaste rassemblement d'objets qui célèbre à sa façon les efforts consentis depuis une dizaine d'années par le Ministère de la Culture en faveur du design. C'est la mise en forme de l'exposition, cette fois, qui défraie la chronique : la présentation des objets au sol met en évidence le souci des scénographes, François Seigneur et son agence, de s'écarter avec ostentation des habitudes muséologiques. Ils affichent leur préférence pour la familiarité d'une présentation inspirée des pratiques de la brocante, mais aussi ils mettent l'accent  sur la continuité linéaire de la chronologie ; nous ne pouvons donc  avoir aucun doute sur leur rôle dans la définition du "message" de l'exposition. Les objets y ont-ils gagné quelque chose ?  La plupart, dans cette position au sol, sont aperçus dans un espace insolite, trop éloigné de celui de l'usage ; et la continuité chronologique est une mise à plat réductrice.

Après avoir pénétré dans le Grand Palais par un itinéraire volontairement déroutant, passerelle d'avion et sas "sourd", le visiteur, parvenu au sommet d'un grand plateau incliné, découvre 1600 objets industriels, datés du milieu du XIX° siècle jusqu'à aujourd'hui ; en suivant le sens de la pente, il défile devant la suite dense des objets disposés au sol. La sélection est séduisante : cent cinquante ans de production industrielle, illustrés par la plupart des objets, connus ou non, réunis en cette longue chaîne de formes, de matériaux, de techniques, qui ont institué et renouvelé la modernité attrayante des produits industriels ; l'ensemble est dominé par les objets domestiques et les sièges, avec, un peu à part, un petit nombre de véhicules, alignés à l'arrière des objets. Divers dispositifs transversaux, visuels et sonores, sensés distribuer l'information et des bruits d'ambiance sur le contexte, complétent cette présentation frontale un peu sommaire. Alignées à droite du parcours, une série de vitrines, au sol, abritent les objets les plus petits, que toutefois les abondants reflets du vitrage de la nef dissimulent résolument aux regards. Des numéros, sur les objets, renvoient à des cartels, plantés en limite de l'allée (dès le jour de l'inauguration, de nombreux cartels étaient absents, ou avaient déjà disparu). Au terme du parcours, la présentation des objets a du mal à rivaliser avec les linéaires d'une grande surface quelconque (ou au moins on indique les prix), et la rencontre avec un haut miroir, élevé jusqu'à la verrière du Grand Palais, doit provoquer un "sentiment de vertige" (dixit le dossier de presse, p. 6), bref, nous rappeler à l'ordre de la contemplation, et non de la consommation.  Réconforté (peut-être), le visiteur peut alors parcourir les stands des partenaires industriels, construits dans le reste de la nef, qui présentent avec plus ou moins de bonheur leurs produits. On retiendra la qualité du stand du Design danois, l'époustouflante exposition des montres Swatch, et la restitution, accompagnée d'une documentation historique substantielle, d'un restaurant Macdonald's de 1955, bel exemple des rapports étroits qu'entretiennent le design et l'architecture vernaculaire dans notre société industrielle.

Le projet avait sans doute de l'allure : montrer que les objets de l'industrie, ces produits du design, font partie de la  mémoire de notre temps. Mais pouvait-on se contenter de la problématique un peu courte d'une "exposition de découverte" ? d'un "inventaire", conduit sur un ton spontané, sentimental et ludique ? Les auteurs pouvaient-ils dominer un si vaste sujet, sans aller plus avant dans les questions de méthodologie, et sans faire les frais d'une démarche intellectuelle ? Des astuces de scénographe ne règlent pas tout.

Avant d'en venir  à des questions de méthode, désignons le malentendu majeur qui  pénalise une telle exposition : le public n'est plus aujourd'hui dans ce domaine dans un état d'innocence et d'incompétence tel que le suppose le concept de la présentation étroitement chronologique. Avant d'être convoqué dans l'espace d'une exposition, l'objet industriel, qu'il soit d'hier ou d'aujourd'hui, est souvent intimement proche de nous, la génération des Trente Glorieuses, de Georges Perec et de ses "choses". Parce que depuis près de trente ans les institutions ont joué leur rôle : expositions du MAD (Musée des arts décoratifs), du Design Center à Londres, du CCI aujourd'hui. Parce que nous sommes des consommateurs, sollicités par les magasins (déjà Prisu, dans les années soixante, et depuis Habitat, La Redoute et Conrad shop). Ou parce que nous sommes des praticiens,  qui faisons usage de ces objets, dans une activité ou dans une autre, dans le cadre du travail, des loisirs, ou du sport. Nous sommes souvent des "amateurs" informés, au point d'être des "connaisseurs" compétents, au courant des sources, capables de juger de l'authenticité des modèles et de la fidélité des répliques ; faut-il rappeler les vives curiosités dont témoignent les collections privées d'objets industriels, plus riches que les collections publiques (voitures anciennes, sièges, par exemple), dans des milieux sociaux plus diversifiés que l'on pense, et dont atteste l'édition (livres, revues) ? Dans l'hypothèse inverse d'un public qui serait encore à créer, où les musées de l'automobile et de l'industrie, si florissants, trouveraient-ils donc leur public ? Dans ce domaine du design, on ne peut faire comme si le public était à inventer et à initier ; et donc il faut commencer par le prendre au sérieux.
 

Des objets mal identifiés, une sélection incomplète.

De ce point de vue, l'identité des objets présentés fait trop souvent problème. D'abord parce que de trop nombreux objets sont anonymes, faute de cartels. Ensuite parce que leur identité, lorsqu'elle est indiquée, est souvent approximative. Chacun sait que la production d'un objet industriel a une histoire, qu'elle génère des variantes, où s'incorpore justement le processus d'élaboration et d'ajustement du design (pour une meilleure valeur d'usage, ou pour tenir compte de l'évolution des fabrications). Et on sait donc que, pour une série donnée, il importe de préciser soit le modèle, soit l'année. Rien de tel dans l'exposition : un Vélosolex des années 1970 est de façon intrépide confondu avec un exemplaire de 1946 (il n'y pas grand chose de commun entre le design de l'un et celui de l'autre, sinon le nombre des roues), la DS Citroën présentée n'est pas le modèle initial de 1955, un ordinateur Apple II est affublé d'un moniteur d'Apple III, de dimension manifestement différente, etc.  Et que dire de la juxtaposition désinvolte de nombreuses répliques récentes avec les objets authentiques, des répliques que seule la lecture du cartel permettent d'identifier comme telles ?

L'insistance mise sur la présentation continue et sur le classement chronologique a un grand inconvénient. Elle conduit à étouffer les "objets-phares" (une catégorie cependant identifiée dans le dossier de presse, p. 8) par la proximité et le nombre d'objets secondaires, un écueil que les musées ont appris à écarter (par des circuits différenciés). Rien non plus ne rend lisibles les centres de création, les territoires culturels, toutes ces articulations des objets avec des réalités plus larges.

Il faut aussi s'interroger sur une sélection réductrice, où l'objet domestique non seulement domine, mais élimine le reste.  Une telle présentation privilégiée fait problème, en montrant surtout des sièges,  des instruments culinaires et des équipements de confort, des ustensiles d'éclairage, de chauffage, et des équipements audiovisuels ; l'intention avouée d'une problématique orientée vers l'objet de plus en plus petit, par exemple le walkman, correspond à la volonté de démontrer la progressive "dématérialisation de l'objet" ; mais ce discours est affaibli par les commodités évidentes que prend la sélection, en excluant la réalité actuelle du machinisme domestique, et des catégories entières d'objets qui évoluent vers des gabarits de plus en plus encombrants, comme le sanitaire par exemple.

La sélection a donc écarté des secteurs entiers du design.  Par exemple, il manque des pans complets du design des loisirs (mises à part les chaussures de ski et quelques bicyclettes) ; rien sur les dériveurs, pas le moindre clam-cleat, pas un Laser, pas une planche à voile. Rien sur le dynamique design des bagages : pas un sac à dos, pas une valise. Rien sur le design de l'instrument sportif : pas un arc de compétition, pas une canne au lancer. Rien sur le design du vêtement de loisir. Rien sur le vaste territoire du design de l'industrie, des objets et des lieux de production, des machines, des outils et des instruments professionnels. Rien sur le territoire de la santé, où s'appliquent quantité de commandes : pas un fauteuil de dentiste. Rien sur l'industrie du transport : pas une pompe à essence, pas une douche d'hôtel Formule 1. Bref, la sélection se concentre sur quelques-uns des secteurs où le design est celui des objets de consommation grand public. Ce choix limite la saisie de l'importance actuelle du design, et ne rend aucun compte de sa pénétration dans l'ensemble des territoires de l'industrie et de la vie sociale.

C'est une sélection conventionnelle, qui conforte une définition réductrice du design, cantonné à des tâches nobles, dans la sphère des pratiques individuelles : le design de l'objet-de-haut-de-gamme, de l'objet et de l'instrument qui sont du côté du superflu, du luxe, de la distinction par la fantaisie ludique et par l'art , etc. Une définition qui est peut-être en rapport avec la stratégie du Ministère de la Culture, avec la caution vigoureuse qu'il apporte aux arts de la mode, mais une définition qui réduit le champ du design à une activité de "création", en diminuant ou en occultant ce qui relève de la production, de l'économie, de la technologie, de la culture technique. 



Miroir, mémoire, mais pas d'histoire !

C'est à partir de ce point de vue problématique qu'il faut maintenant revenir sur l'absence de perspective historique dans une telle exposition. Rappelons d'abord la vieille distinction, familière aux historiens : le temps du sablier n'est pas le temps mesuré, et la mémoire n'est pas l'histoire. La mise à plat de cet inventaire du design escamote les ruptures et les innovations, les transformations structurelles, le rôle des groupes, la dimension sociale des dispositifs de la diffusion et des phénomènes de la réception. Réduire le questionnement sur le design à une question de chronologie est faire une histoire bestiale, qui écarte de la réflexion toute autre question que celle de la position chronologique : retour à l'histoire-bataille, bien loin des approches actuelles des historiens du design. Le visiteur peut-il soupçonner que de jeunes historiens travaillent aujourd'hui à mesurer l'étonnante circulation mondiale des sièges de Alvar Aalto avant 1940 ? Que d'autres s'interrogent sur la question des archives du design ? La non-différenciation de la durée escamote un des aspects fascinants de l'histoire culturelle du design, qui est la pérennité étonnante de l'objet novateur. Le principal discours conscient sur la modernité du design de la chaise Thonet est tenu plusieurs décennies après sa création (Le Corbusier, en 1925, dans Les arts décoratifs d'aujourd'hui). La pratique sociale montre que deux sièges de Jacobsen au moins sont toujours en production depuis 40 ans, et commercialisés encore aujourd'hui pour leur "modernité".  Cette pérennité du sens, qui a des conséquences directes sur l'économie des répliques, et qui la justifie, restera une question non traitée par une chronologie réduite à dater la "création".  

L'absence de points de vue thématiques est une facilité qui dénature et appauvrit la complexité du processus culturel qui fait la richesse de toute approche du design. Aurait du s'imposer une présentation solide des "familles d'objets", dans la dépendance d'un matériau, d'une technique de mise en œuvre, ou de la définition d'un usage nouveau, alors que l'exposition néglige de mettre en évidence la relation du design avec l'histoire des matériaux et des techniques, avec les savoir-faire, avec la fabrication industrielle. Pourquoi ne pas avoir fait un sort à l'entrée de l'aluminium dans la production industrielle ? une place aux techniques et aux formes de l'emboutissage ? une autre aux techniques de l'injection et du thermo-formage des matières plastiques ? Pourquoi ne pas avoir utilisé le prototype de 2 cv Citroën pour montrer ce qui sépare l'approche du concept du projet de fabrication ?  Ces absences et ces carences justifient des questions fortes. Voulait-on exclure la dimension anthropologique de la culture industrielle et du design, en tout état de cause lié au statut  de l'homo faber ? Voulait-on écarter la dimension industrielle et technologique de ces créations ? Fallait-il "réduire l'histoire",  au point de faire entrer de force la réalité de la culture matérielle dans les cadres dogmatiques d'une idéologie dépassée, celle du  "post-moderne", et du "post-industriel" ? Aurons-nous à faire, de ce côté aussi, à une histoire révisionniste ?

La complexité de la culture matérielle de l'âge industriel exige de l'historien des prudences méthodologiques réelles et des attitudes pragmatiques ; plusieurs responsables de l'exposition en avaient sans doute conscience, comme il ressort de la lecture de l'énorme livre-catalogue publié à cette occasion.  Comme dans la plupart de ces ouvrages collectifs, les vues d'ensemble sont escamotées au profit d'exposés monographiques, où les points de vue les plus autorisés (J. de Noblet) y cotoient des expressions plus aventureuses, moins expérimentées, où l'approximatif et le cocasse voisinent avec l'affligeant ; retenons en particulier l'interprétation de "l'art déco" comme premier  mouvement "post-moderne" : cet assemblage du nominalisme "chic" et du formalisme désuet n'est pas indispensable à l'histoire du design. Le contrôle de ces textes laisse par ailleurs à désirer : par exemple tel architecte se retrouve qualifié d'ingénieur par une plume distraite (p.193). La bibliographie est indigente, et on s'étonne de ne pas y trouver  trace de maints ouvrages, tel celui qui fut publié à l'occasion de la Quadriennale de Design (Lyon/Saint-Etienne/Grenoble, 1986). 

Le flou dans l'organisation des conférences annoncées, la combinaison malcommode du lieu et de la saison (le Grand Palais est  surchauffé en été) peuvent expliquer l'enthousiasme modéré du public (3 à 4000 entrées / jour : ce qui est peu à Paris pour une manifestation de ce calibre).  Enfin la gestion de l'entreprise laisse rêveur : un budget  de 45 MF,  5,5 MF pour la conception et les études, 18 MF pour l'aménagement  scénographique ; voici des chiffres qu'il faudrait comparer à la modestie des acquisitions des collections publiques dans le domaine du design.

Gérard Monnier,
Professeur, Université de Paris I

Design, miroir du siècle, Grand Palais, du 19 mai au 25 juillet 1993. Marianne Barzilay et Sylvain Dubuisson, commissaires de l'exposition, François Seigneur, scénographe. Livre-catalogue, Design, miroir du siècle, sous la direction de Jocelyn de Noblet, Editeur Flammarion.

15 500 signes environ

Publié dans Comptes rendus

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