L'école et son architecture, un enjeu

Publié le par Gérard Monnier

"L'école et son architecture, un enjeu"

 

éditorial pour Pluriels, magazine d'information de l'Académie Aix-Marseille, n° 8, avril 1994, pp. 2-4.

 

 

L'école et son architecture, un enjeu

    Espace quotidien de la population des écoles, l'édifice scolaire est en général réduit à des fonctions d'utilité, à des critères de capacité et de sécurité. Et il est bien normal que la démocratie transforme la production de l'espace de l'école publique, le cas échéant, en enjeu politique, longtemps limité, pour l'administration et pour les élus, à une problématique quantitative.

    Les enseignants eux-mêmes ignorent souvent les vertus architecturales, réelles ou supposées, de cet espace; les qualités de l'édifice sont en effet absorbées dans la "vision distraite" (Walter Benjamin), appliquée par une population dont la culture littéraire ou scientifique n'a pas laissé beaucoup de place à la formation du jugement dans ce domaine. Dans les pages de son journal, Simone de Beauvoir fait ainsi une démonstration éclatante, et bien involontaire, de cette invisibilité de l'architecture scolaire : professeur en 1939 au lycée Camille Sée, qui est alors l'établissement le plus récent de Paris, elle mentionne souvent au fil des pages ce lieu de travail, mais sans jamais voir la modernité flagrante de cette architecture, ces vastes espaces libres à chaque étage, équipés d'escaliers mécaniques pour les élèves (1) . A tout prendre, on comprendrait mieux ces enseignants d'aujourd'hui lorsqu'ils s'abstiennent de regarder les plus tristes de ces lycées normalisés, cet héritage des solutions expéditives adoptées par le ministère dans les années soixante, et lorsqu'ils ferment les yeux sur une "architecture" réduite à l'insertion de barres médiocres dans un espace quelconque.

    Si les maîtres sont trop souvent, pour une raison ou pour une autre, les malheureux porteurs de cette vision inattentive,  les enfants sont de bien meilleurs juges. Pour eux, l'architecture de l'école du collège ou du lycée s'impose d'autant plus fortement que cet espace est le premier instrument d'une différence, celle de la confrontation avec la vie sociale.  Au village, ce fut longtemps la "maison d'école", construite au début de la III° République, avec ses salles de classes lumineuses, hautes de plafond, et sa disposition des tables et des pupitres en rangées parallèles, face au maître, qui fixaient dans un ordre immuable les menus rituels de la journée. A la ville, au collège et au lycée, les corps de bâtiment, articulés dans un espace figé par un ordre d'inspiration militaire, livraient autrefois sans détour leur message austère sur la pesante et aride nécessité des procédures du savoir. C'était le "lycée-caserne" de l'enfance de Julien Gracq, baigné d'une "atmosphère de cloître laïque" (2).

    Après les architectes rationalistes des années 1880, qui avaient eu la charge de l'implantation d'une architecture scolaire, efficace et sévère, mais passive, l'affirmation des concepts de l'architecture moderne, au XX° siècle, ouvre de nouvelles voies. Souvent en relation étroite avec les réformateurs du projet pédagogique, l'architecture de l'institution scolaire est alors identifiée à un instrument capable de contribuer à l'innovation dans le processus de l'éducation et de la formation. Et dans les années 1930, il s'est trouvé heureusement des maîtres d'ouvrage et des architectes pour prendre au sérieux ce potentiel de l'espace scolaire, et pour chercher à le doter de performances et de contenus en dehors des conventions, des préjugés et des normes. Plusieurs de ces démarches progressistes ont marqué leur époque, plusieurs ont fixé à l'architecture scolaire l'objectif de mettre des techniques matérielles, encore rares et coûteuses, au service de tous.  Les unes cherchèrent des performances sanitaires, au profit des enfants, avec les merveilleuses classes, à parois escamotables, de l'école de plein-air de Suresnes (à l'initiative du maire, Henri Sellier, Beaudouin et Lods arch., 1936). A Villejuif, l'école Karl-Marx proposait, face à la pauvreté de l'environnement et à la misère de l'habitat populaire de l'époque, l'exemplarité démocratique de l'école publique, dans sa capacité d'offrir à tous la modernité et la luminosité des espaces, le confort des équipements sanitaires et tout un machinisme électrique, un luxe réservé alors à des minorités (à l'initiative de Paul Vaillant-Couturier, maire de Villejuif, André Lurçat, arch., 1932). Dans l'Unité d'habitation de Marseille, l'école maternelle, avec son espace de jeu sur le toit, procurait des espaces inédits aux enfants (Le Corbusier arch., 1949-1952).  

    Le début des années 1970 et l'assimilation de points de vue nouveaux permettent à l'architecture des établissements d'enseignement d'être à nouveau porteuse d'une différenciation forte, chaque fois que les partenaires, administratifs, architectes et élus, sont d'accord pour encourager l'expérimentation dans le processus d'éducation par une conception active de l'architecture. Pour les écoles maternelles et les écoles primaires, la recherche de convivialité et le souci de la participation favorisent alors une "architecture douce", et la recherche de continuités spatiales, adaptées à "l'ouverture de l'école sur la cité" ; plusieurs solutions sont trouvées en s'inspirant de l'architecture domestique vernaculaire : "l'école-qui-ressemble-à-une-maison".

    D'autres recherches s'inspirent de l'architecture proliférante, lorsque les architectes dessinent des plans qui privilégient la continuité de l'espace de l'école, atténuent la division en salles de classes, cherchent à installer un espace polyvalent. Des exemples nombreux se trouvent dans les villes nouvelles d'Ile-de-France;  à Cergy, le groupe scolaire des Plants utilise une structure de bois (J. Renaudie arch., 1972),  à Melun-Sénart, le groupe scolaire de la Tour-d'Aleron, à Combs-la-ville, s'inspire de la construction urbaine continue, où la cour est aussi une place (S. Fiszer, arch. 1978-1979), et, dans la même ville nouvelle, la Maison de l'enfance Désirée Clary (G. Maurios, arch., 1978), comporte un groupe scolaire (maternelle et primaire), un centre de loisirs associé à l'école, un centre de protection infantile, une halte-garderie ; la juxtaposition de cellules polygonales répond à cette volonté de décloisonnement et de relation avec les autres fonctions sociales de la cité.

    Dans notre région, ces tendances ont fait l'objet de brillantes interprétations sur les rives de l'Etang de Berre, en particulier à Vitrolles. A l'école des Pinchinades (groupe Archipel, 1976-1978), traitée comme un village, les recherches d'une équipe de jeunes architectes portent sur l'échelle des constructions, et supposent une autonomie des pratiques et une insertion étroite dans le quartier ; plus récent, le groupe scolaire de la Ferme-Croze,  (Garnier, Mascarelli, Tauleigne arch., 1983), est lui aussi une "école ouverte", d'allure domestique, aux constructions soignées de brique, où une volière, un aquarium, des passerelles métalliques vitrées qualifient les itinéraires, avec le souci de faire jouer aux espaces de l'école leur rôle dans une "pédagogie de la découverte".

    Plusieurs architectes en vue aujourd'hui ont investi dans l'hypothèse d'une prise de conscience de l'espace bâti par l'enfant. Dans l'école maternelle de Trelissac, en Dordogne (J.Nouvel, G. Lézénès, F. Seigneur, arch., 1978), les architectes combinent la variation des  hauteurs disponibles  (de 1 à 7 m), avec des volumes qui sont des cubes, entiers ou coupés à 45 °.  Plus récente, la Maison de la petite enfance, à Marne-la-Vallée (H. Ciriani, arch., 1986-1989) dispose des volumes internes complexes et amples derrière une enveloppe simple et rigoureuse (un thème inspiré de Le Corbusier).

    Dans les années 1980, la décentralisation administrative (la construction des lycées est confiée aux Régions, celle des collèges aux Départements) et la généralisation des concours transforment radicalement les conditions de l'étude des projets.  La commande des collectivités territoriales se tourne dans des directions variées. Les unes mettent l'accent sur le refus de la banalité, sur l'investissement dans la générosité et dans l'originalité des formes architecturales. Ainsi à Saint-Denis, le collège Elsa Triolet (Riccardo Porro et Renaud de la Noue, arch., 1988-1990), ou à Montreuil, le collège Fabien (mêmes architectes), proposent de "donner de la dignité à ce lieu d'enseignement ; que l'enfant lorsqu'il pénètre dans cet espace soit traité comme un seigneur" (Ricardo Porro). D'autres affrontent les nouveaux problèmes, comme celui de l'environnement, une approche suivie pour le lycée professionnel viti-vinicole d'Amboise (P. Caillot, Ph. Alluin, J.-P. Mauduit, arch., 1990), remarquable démonstration d'une insertion discrète dans le site : deux longues barres parallèles, dont l'une, à deux niveaux, est à demi enterrée, abritent l'ensemble des locaux, que dessert une galerie intermédiaire, éclairée par des lanterneaux. Le tissu végétal se prolonge sans rupture sur les toitures-terrasses gazonnées. Par son exemplarité, la réalisation de ce rapport évident avec le lieu et avec une pratique agricole est une démonstration que seule peut faire l'architecture publique.

    D'autres édifices entrent dans le cadre d'une problématique de "l'architecture parlante", par la production d'images communicables, dans le souci d'assurer les relations publiques des élus. "Images de marque", ces architectures proposent des exercices de style qui vont de l'éclectisme et du maniérisme moderne à l'édifice spectaculaire : "On ne s'étonne donc pas de voir beaucoup de nos lycées ressembler, au choix, à des show-rooms ou à des T.G.V." (Henri Ciriani). Spectaculaire, le lycée du Futuroscope à Poitiers (Architecture Studio, 1986-1987). Eclectique, le lycée de la photo et du cinéma Louis-Lumière, à Noisy-le-Grand (Ch. Hauvette, arch., 1986-1989), une grande construction soignée, où un critique s'amuse à voir diverses citations,  "(on y trouve) dans un langage cohérent : Le Corbusier, L. Kahn, O. Wagner, J. Prouvé, le structuralisme hérité de Levy-Strauss, Pérec... et l'air du temps" (Alain Guiheux). Sur un plan circulaire, en conformité avec la tradition d'une architecture idéale, sont construits le lycée technologique à Clermont-Ferrand (Ch. Hauvette arch., avec  Atelier 4, 1988-1991), et le lycée des Arènes à Toulouse (Architecture Studio,1989-1991). Il arrive heureusement que la recherche de solutions concrètes ne soit pas cependant perdue de vue ; ainsi dans le quartier de la Rose à Marseille, le lycée technique Diderot (Bui Kien-Quoc, P. Urbain, B. Desmoulin et J. Chancel arch., 1986-1990). Il associe la réhabilitation d'un édifice des années soixante à la construction d'un bâtiment neuf, et ajoute la remarquable la mise au point, en dépit des normes, d'un gigantesque hall couvert, au tympan vitré, capable d'abriter toute la population de l'établissement.

    L'architecture scolaire, stimulée par la décentralisation, est aujourd'hui à un tournant. Plus que jamais sensible aux orientations du maître d'ouvrage, fera-t-elle de l'institution scolaire un espace social à part ? ou lui sera-t-il attribué le rôle formel d'un édifice public dans la difficile tentative de recomposer la ville, qui souvent s'impose ? Une autre voie est possible, s'inscrire dans la tradition moderne d'exemplarité de l'architecture scolaire, en produisant "un fragment de qualité (...) dans une époque faite de fragments" (Paul Chemetov).  Espaces, matériaux, équipements, peuvent améliorer la valeur d'usage, et faire de l'école un repère de modernité attractive, tout en démontrant que l'édifice bien conçu, raisonnablement flexible, économique dans la durée, est un choix légitime pour la communauté.  Faire une démonstration de la place de l'école dans la hiérarchie des services publics, délivrer aussi une leçon d'architecture : l'école de cette façon aussi doit être une "leçon de choses". Une architecture réellement de haut niveau, un objectif que l'Etat a fixé pour l'architecture de ses musées, et qu'il atteint si bien, serait-elle déplacée pour qualifier les instruments de l'éducation ? 

Gérard Monnier
Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)




Notes

1. Simone de Beauvoir, Journal de guerre, septembre 1939-janvier 1941, Paris, Gallimard, 1990
2.  Julien Gracq, La forme d'une ville, Paris, José Corti, 1985, pp. 149-151.



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