Picasso : un réalisme burlesque

Publié le par Gérard Monnier

Picasso : un réalisme burlesque                                 

 

1993, texte inédit

 

Picasso : un réalisme burlesque                               

    Un bestiaire candide qui se confond avec les outils et les jouets, une image allègre de la maternité construite sur une poussette de rebut : dans ces montages incongrus d'objets ordinaires, Picasso anime avec ironie une série d'assemblages surprenants du début des années cinquante.  On y voit une sorte d'effacement de l'artiste derrière la présence tonitruante de ces vestiges familiers du quotidien, matériaux de représentations inattendues, qui proposent au regard une connivence ludique, une vision partagée d'images inventées. Je propose d'identifier dans ces œuvres un moment cohérent et daté dans la démarche de Picasso, qui plus que jamais appuie sa poétique  sur des ressources matérielles et sur une technique. Ce moment est celui d'un réalisme burlesque, que je nomme tel pour tenter de lui conserver à la fois sa vivacité de ton, son identité de représentation "hors jeu" et sa force de stimulation. Un art burlesque, comme la parade, à la fois plaisante, tonique et littéralement entraînante, qui précède le spectacle du cirque.

    Les reliefs obtenus par l'assemblage d'éléments ne sont pas nouveaux dans  l'itinéraire de Picasso ; dès la période cubiste, des objets manufacturés apparaissent dans les reliefs, d'autres apparaissent dans les sculptures au début des années trente, puis dans celles élaborées à Boisgeloup ; plusieurs Figures de 1935 vont plus loin dans le procédé, qu'on retrouve encore à Paris en 1943-1944, avec la Tête de taureau, et avec L'arrosoir fleuri, qui est la première pièce cohérente dans la mise au point de la formule. Mais à aucun moment ces éléments épars ne font série, une notion qui s'impose par contre avec l'ensemble de huit œuvres, datées de 1950 et 1951, que je retiens ici  .

    Cet ensemble renvoit à une période bien particulière dans la vie de Picasso, à son séjour à Antibes et à Vallauris, et donc à tout un contexte bien distinct de celui de l'artiste à Paris. On sait ce qu'apporte alors la présence de Françoise Gilot auprès du peintre ; cette transformation de la vie personnelle de l'artiste, l'attention donnée à ses jeunes enfants, la détente des plaisirs de l'été, sur le rivage ou dans les rues d'Antibes, sont la source de thèmes figuratifs et narratifs nouveaux, intense illustration de la "joie de vivre".  Des images pleines d'un humour allègre dépendent de cette sérénité, sinon de cette euphorie, de Picasso, et de cette liberté procurée par la plénitude des instants vécus dont témoignent les photographies de l'époque. Avec son activité dans les ateliers des potiers, cette pratique des assemblages que Picasso multiplie alors, éloquents et tendres, aide l'artiste à prendre ses distances avec le statut stéréotypé de peintre. La période suivante, après 1954, sera celle de la préoccupation obsédante du temps, de la vieillesse de l'artiste et d'un rapport imaginaire envahissant au musée et à l'histoire de l'art.

    L'analyse "archéologique" des procédés  du réalisme burlesque implique une observation attentive  des pièces originales ;  bien que fragiles et précaires, celles-ci sont pour la plupart conservées au Musée Picasso ; quelques-unes ne sont plus connues que par leur moulage en bronze, dont l'observation devient plus délicate, le matériau tendant à unifier les composants distincts de l'assemblage primitif. La technique est celle de l'assemblage d'éléments, solidarisés et complétés par des parties en plâtre, qui forment des  volumes plus ou moins modelés, comme dans La guenon, ou de simples liaisonnements, comme dans La petite chouette. L'inventaire des éléments ménage quelques surprises, puisque quelques-uns d'entre eux sont utilisés dans plusieurs pièces ; la plupart de ces objets peuvent se regrouper en ensembles identifiables, liés à un environnement déterminé.

    Ainsi les ressources de l'atelier du potier sont évidentes : les mêmes anses de vase en terre cuite moulée (des formes standard) représentent les oreilles de la Petite fille sautant à la corde, et de La guenon. Le corps de celle-ci est constitué par un gros vase sphérique en terre cuite, dont les anses suggèrent les épaules ; les seins, dessinés par un trait gravé sur la surface du vase,  indiquent que la pièce est travaillée avant cuisson. Des éléments de terre cuite tournés (des cols de vase ?) forment les membres inférieurs. Pour les mamelles de La Chèvre, l'artiste utilise deux jarres de terre cuite. Dans La grue, un colombin de terre cuite torsadé forme une partie du cou. La tête du bébé de La Femme à la poussette est un fragment de vase. C'est aussi dans l'atelier du potier que sont façonnées les plaques de terre qui, une fois découpées, formeront les feuilles d'une nouvelle version de L'arrosoir fleuri.

    Un second groupe d'objets est constitué par les instruments et les matériaux du travail manuel, pris parmi ces vestiges d'opérations de construction et d'équipement de la maison, qui subsistent dans l'atelier de sculpture que Picasso installe à Vallauris, chemin du Fournas, dans une ancienne manufacture de parfum. L'atelier devient un "véritable dépôt de ferrailleur", décrit par Pierre Cabanne  .  C'est là que le peintre accumule ses trouvailles et trouve ses ressources. On trouve ainsi beaucoup de clous, et de tailles diverses, dans La grue, dans La petite chouette, et dans La liseuse, des vis à bois et des boulons, dans La petite chouette, un boulon de volet et des écrous à six pans dans La liseuse ; un robinet de gaz et un raccord de plomberie évoque avec humour la tête de La grue. Un fer de houe donne la forme d'ensemble de La petite chouette, un vieux fer de pelle,  celle de La grue, avec une queue de lime pour le bec. Des petits crochets de fer, qui proviennent d'un dispositif de fermeture de persiennes, forment les pieds de  La liseuse, ou le bec de La petite chouette. Parmi ces objets, plusieurs échappent ici au rebut : une vieille lame de ressort, qui évoque la queue de la Guenon, donne la stabilité à l'original en plâtre de la sculpture ; du feuillard de métal, provenant du cerclage d'un colis, torsadé avec du plâtre, dessine la corde à sauter, et aussi la jupe, de la Petite fille sautant à la corde ; des fragments de fer rond à béton indiquent les pattes de La grue ; des morceaux de carton ondulé transposent la chevelure de la Petite fille sautant à la corde ; dans La femme à la poussette, les roues de celle-ci sont remplacées par des poulies (pour transmission à courroie),  et, unique trace de la mécanique auto, une tubulure d'échappement forme dans l'espace les membres du bébé.

    D'autres objets proviennent de la vie domestique : des instruments ménagers,  les fourchettes, pour les pattes de La grue, et des moules à gâteaux, emboîtés, qui forment,  dans la Petite fille sautant à la corde, la corrolle d'une fleur, dans laquelle les vides alternent avec des épaisseurs de plâtre, ou qui dessinent les seins de La femme à la poussette. Plusieurs corbeilles d'osier sont utilisées, pour le buste de la Petite fille sautant à la corde, pour la panse de La chèvre. Une poussette d'enfant (sans roue) figure dans La femme à la poussette, et des chaussures de femme à talon haut et semelle de bois (un vestige de la pénurie pendant la guerre) chaussent la Petite fille sautant à la corde ; un petit arrosoir de jardin en tôle est est à l'origine de L'arrosoir fleuri. Des jouets d'enfant (deux voitures-jouets, qui reproduisent à petite échelle des automobiles alors très récentes), forment la tête de la Guenon, et combinent leurs formes, assemblées tête-bêche, pour indiquer le masque et la nuque ; au dessous on reconnaît des jouets, qui figurent deux voitures populaires du moment, une 4 CV Renault, et au dessus une Dyna Panhard, dont les ailes proéminentes dessinent des bajoues ; les roues sont enlevées, le vide de la carrosserie empli de plâtre, et deux billes, à la place du pare-brise, donnent les yeux.

    Cette pratique de la sélection et de la production d'un sens nouveau, par la contiguité ou par l'intervention manuelle, implique une authentique familiarité avec les objets. Une familiarité qui n'est pas seulement visuelle, mais, au sens propre, manuelle : l'assemblage dans l'œuvre des deux voitures-jouets implique une manipulation préalable. Sans doute cette capacité de Picasso à manipuler l'objet n'est-elle pas sans rapport avec son traitement de l'image de l'objet dans le tableau. En tout cas, ces manipulations débouchent sur un art de l'objet et de sa métamorphose, que peu de contemporains, obnubilés par le pictural, ont aperçu, sinon Cocteau qui avait vu "qu'une procession d'objets suit Picasso et lui obéit, comme les animaux suivaient Orphée". Et ici Picasso donne des images caustiques  : un bestiaire satirique qui échappe au naturalisme, des fragments de la vie quotidienne, d'autant plus véhéments qu'ils s'écartent de la chose vue.   

    L'éloquence de ces assemblages est dans le double sens, dans la métamorphose de ces éléments prosaïques, en composants d'une représentation. Une démarche qui, chez Picasso, remonte au temps des papiers collés cubistes, et qui est relayée dans les années trente, par ces "cadavres exquis" que dessinaient ensemble Picasso, Man Ray, Cécile et Paul Eluard  . Mais à Vallauris, la transformation en œuvre, en "Picasso" ironique, de ce montage improbable d'éléments industriels et d'objets de rebut est en relation, semble-t-il, avec la nature exacte de l'activité de Picasso dans les ateliers de céramique. En effet, il y transforme aussi en œuvre personnelle des pièces de céramiques tournées par d'autres. Dans les deux cas, en maintenant ouverte une voie nouvelle pour la représentation artistique, il affirme que réunir des composants suffit à démontrer le pouvoir de l'artiste, puisqu'il s'agit de donner un sens nouveau à ce qui existe comme forme, et non plus de constituer la forme pour qu'elle donne le sens. Mais, dans les assemblages, cette métamorphose n'est pas une mise à l'écart du travail, mais son déplacement vers une autre procédure. L'inventaire des composants montre en effet que l'artiste n'a pas travaillé avec "ce qu'il avait sous la main", mais que, tout au contraire, il y a sélection et accumulation de composants, dans le cadre d'une pensée directrice, qui associe mentalement des objets, qui évalue leurs possibilités, et qui leur attribue un nouveau sens. Le fait que des éléments soient employés plusieurs fois indique la répétition du processus et de  l'intention, et il suggère que la pensée artistique prend ici la forme d'un projet de l'œuvre. Le trait gravé sur le vase de terre, pour représenter les seins de la Guenon, si une étude plus poussée que la simple observation  confirmait qu'il est tracé avant cuisson,  renforcerait cette hypothèse de l'existence du projet dans la démarche.

    Ce qui est nouveau, et ce qui relève du burlesque dans l'œuvre, est dans ce qu'elle a de démonstratif et de stimulant : elle montre que l'activité de l'artiste se transforme, qu'elle se déplace, de la compétence technique, du savoir-faire technique, vers l'imagination et le travail mental, et qu'elle propose, par l'écart entre les deux sens, une évaluation qui mobilise la complicité et l'humour. L'œuvre surprend, et de cette surprise peuvent naître la connivence, le sourire, le rire.  Pierre Cabanne rapporte la joie que manifestent Georges et Marcelle Braque, en visite dans l'atelier du Fournas, à la vue de La guenon et son petit : "tout le monde riait"  . Dans ce sens l'œuvre devient incitative, elle met en évidence la continuité, du bricolage à l'art ; l'assemblage rejoint ici les formes de l'art des amateurs, qui dans de multiples circonstances trouvent effectivement dans l'assemblage des objets de rebut la procédure pour "faire des images", comme celle des "habitants-paysagistes" dont Bernard Lassus dressait naguère l'inventaire  .  

    En tous cas, chez les jeunes artistes des années cinquante, cette démarche de Picasso laisse une forte empreinte, et de nombreux résultats attestent alors que dans les œuvres, mais aussi dans la recherche d'une esthétique, ce réalisme burlesque et virulent de l'assemblage sert de point d'appui.  Depuis 1957, je garde vivante l'image mentale d'une pièce du sculpteur Philolaos, vue alors dans son atelier du Claireau, à Saint-Rémy-de-Chevreuse ; avec beaucoup d'humour Philolaos avait fixé l'image d'une tortue de plâtre, dont la matrice, un assemblage tout à fait dans la lignée du bestiaire de Vallauris, était faite d'une clef à mollette (pour la tête), d'un fragment de ballon de football (pour la carapace), et de quatre limes "queue de rat" (pour les pattes). Dans les années soixante, ces ressources des assemblages éloquents seront reprises par de nombreux sculpteurs, par  César, par Tinguely, par Louis Pons, qui chercheront à leur tour à construire l'invention par l'accumulation de composants ; et cet art burlesque ouvrira la voie aux interprétations sarcastiques, restées méconnues, de Pol Bury ou de Red Grooms .

Gérard Monnier
 
- Petite fille sautant à la corde, 1950, Vallauris, MP 336.
- La chèvre, 1950, Vallauris, MP 339.
- La femme à la poussette, bronze, 1950, Vallauris, MP 337.
- La guenon et son petit, plâtre original, oct. 1951,  Vallauris, oct. 1951,
   MP 342.
- La grue,1951, Vallauris, MP 343.
- La petite chouette, 1951, Vallauris, MP 347.
- La liseuse, 1951, Vallauris, MP 34.
- L'arrosoir fleuri, bronze, 1951-1953, MP 329


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