Beaucoup, loin, longtemps (le design chez Aalto)

Publié le par Gérard Monnier

"Beaucoup, loin, longtemps"                                   
Préface à l'ouvrage d'Ásdís Ólafsdóttir, Le mobilier d'Alvar Aalto dans l'espace et dans le temps. La diffusion internationale du design 1920-1940, Publications de la Sorbonne, Paris, 1998.

 

Beaucoup, loin, longtemps.

    Les musées sérieux, et aussi les autres, font aujourd’hui une place aux objets du design. La manière y est : socles, vitrines, cartels ; célébration dans la solitude ; précautions complexes contre le vol, l’incendie, l’acte agressif ; contrôle des photos. Mais solitude simulée, forcée, artificielle : poussez la porte de la cathédrale de Coventry, ou du Palais des congrès dessiné par Rem Koolhaas à Lille, des salles des archives du monde du travail à Roubaix, du service de documentation du Studio National du Fresnoy, et vous y rencontrez des dizaines, des centaines d’exemplaires de la chaise série sept, qu’Arne Jacobsen dessine il y a plus de quarante ans. Ici (Coventry), il s’agit de pièces en place depuis les années cinquante, ailleurs elles sont plus ou moins récemment acquises. Toutes identiques, elles proviennent des ateliers de Fritz Hansen au Danemark, et s’accumulent lentement dans l’espace et le temps, dans un processus sans témoin, hors de l’expérience sensible. La prolifération des pièces de l’art industriel est inséparable de sa nature même : des pièces nombreuses, dans un espace étendu, et dans une longue durée.  Beaucoup, loin, longtemps.
    C’est peu dire que le noter : cette masse, cette étendue et cette durée posent aux historiens des arts des problèmes. Le territoire des arts est celui, croyait-on, où l’œuvre est singulière et unique, identifiée par son auteur, et datée. Deux exemplaires d’un tableau, et c’est le doute : lequel est le vrai ?  Puis le soupçon : et si le vrai était ailleurs ? La multiplicité dans ce territoire y dénonce la falsification et y démontre l’inauthenticité. Au contraire, pour l’art industriel, l’authenticité est dans la similitude, le succès artistique dans le nombre des exemplaires, produits semblables dans la longue durée, et diffusés sans aucune limite. Mais ce statut a un corollaire : le dispositif de production-diffusion-réception, qui prolonge l’élaboration et la conception du projet, est inséparable du sens de l’objet. Et pour saisir celui-ci, il faut étudier celui-là.
     Est-ce possible ? La production-diffusion-réception de l‘art industriel peut-elle devenir objet d’étude ? Il y a belle lurette, comme on sait, que les archéologues donnent la réponse, lorsqu’ils étudient la céramique sigillée et sa diffusion. Mais, pour étudier le processus de diffusion des industries contemporaines, les obstacles sont bien différents ; ils sont ceux qui limitent l’accès aux archives d’entreprise, ces vestiges, plus ou moins secrets, souvent effacés, de l’activité industrielle. Obstacles qu’ont bien vus les plus perspicaces des historiens de l’art industriel, comme Giedion, qui s’est interrogé le premier sur la diffusion de ses produits (et d’autant mieux qu’il était lui-même un agent actif du commerce en question), et obstacles qui conditionnent l’étude : réunir l’information sur un processus de production et de commercialisation, identifier un dispositif, ses agents, ses instruments, sa mise en œuvre dans l’espace et dans la durée. Dans ce domaine, poser la question est une chose (et on la pose depuis plus de cinquante ans), en venir à bout une autre. Asdis Olafsdottir est la première à faire le parcours, et à relever le défi.
    Les résultats sont à la hauteur du projet. Voici identifiés les éléments d’une diffusion industrielle et commerciale des sièges d’Alvar Aalto, établie la myriade d’actes enchaînés qui font que les objets sont fabriqués, attendus ailleurs, puis transportés, exposés et visibles, présents dans une vitrine de magasin, photographiés dans une revue, commentés dans la presse. Désirés, achetés, peut-être offerts, et montrés à nouveau. Au kunstwollen du concepteur répond la volonté industrielle, qui dessine le réseau, l’organise et l’équipe, stimule les hommes. Au mythe de l’objet d’art industriel tributaire, comme sous-produit, chez Aalto, de l’acte architectural, la microhistoire oppose une chronologie implacable, qui fait de la production de l’objet industriel un acte souvent détaché, plusieurs fois premier, sans rapport autre que de proximité avec la production de l’édifice, qui reste artisanale, concentrant en un lieu les forces et les idées. A l’homo faber installé, le processus industriel oppose ses capacités à enchaîner les pensées et les actes, à les étendre dans le monde, à les accumuler dans la durée ; et sans cesser de stimuler dans la sphère personnelle et domestique les désirs, les usages, les appropriations, les sympathies, les indifférences et les oublis. Restituée dans les conditions sociales et économiques de la société de l’entre-deux-guerres, cette vie des formes éclaire une des approches nouvelles de l’histoire des arts.

Gérard Monnier

Publié dans Préfaces

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